Mieux vaut tard que jamais. Alger reconnaît enfin la révolution du 14 janvier 2011, celle qui a débarrassé la Tunisie de la dictature de Zine Al Abidine Ben Ali, de son épouse Leila Trabelsi et de leurs familles. C'est le but principal de la visite hier du président Abdelaziz Bouteflika à Tunis. Le chef d'Etat algérien a eu un entretien en tête à tête avec Moncef Marzouki, président désigné par l'Assemblée constituante, le 12 décembre 2011, pour gérer la période de transition démocratique. Cette rencontre entre les deux responsables signifie que l'Algérie admet qu'un nouveau pouvoir, sorti des urnes, a émergé en Tunisie. Bouteflika a marqué sa présence avec d'autres chefs d'Etat, dont le président du Conseil national de transition (CNT) libyen, Moustapha Abdeljalil, et l'émir du Qatar, Hamad Bin Khalifa Al Thani, aux festivités marquant la fin d'une longue période de terreur qui a duré plus de cinquante ans. Zine Al Abidine Ben Ali n'avait reconduit que l'autoritarisme instauré par Habib Bourguiba, «le père libérateur». Bouteflika, qui avait assisté à l'enterrement de Bourguiba en avril 2000 et qui avait félicité Ben Ali pour son «modèle de démocratie», était à Tunis pour souhaiter du bonheur à Moncef Marzouki, homme politique connu pour son combat pour les droits humains et contre l'arbitraire. La différence d'âge entre Bouteflika et Marzouki n'est que de huit ans, mais les visions politiques sont très éloignées, voire inconciliables. Marzouki croit à l'importance des libertés démocratiques dans la vie d'une nation, Bouteflika estime que le peuple «n'est pas assez mature» pour mériter la démocratie. L'ancien militaire, Ben Ali, partageait le même point de vue. Idem pour l'ancien «guide» libyen. Leur sort a été définitivement scellé par l'histoire. Bouteflika a-t-il évolué avec l'accélération des événements politiques au Maghreb et au Moyen-Orient ? Son voyage à Tunis, annoncé par la présidence tunisienne la semaine écoulée, est un bon signe. Cela veut dire que quelque chose a changé au sein du pouvoir algérien. VOLTE-FACE DU REGIME ALGERIEN Les autorités algériennes n'avaient-elles pas montré une hostilité à peine contenue contre la Tunisie après la fuite de Ben Ali en janvier 2011 ? Cette hostilité est devenue dramatiquement visible avec la crise libyenne montrant, dans la foulée, tous les handicaps de la diplomatie algérienne et toutes les limites des approches sécuritaires de la politique extérieure. Bouteflika a eu peu de mots, aucune position claire, sur les révoltes arabes, préférant laisser ses relais servir le disque, usé jusqu'à l'aphonie, sur «l'ingérence étrangère». Un discours folklorique a tourné en boucle pendant des mois «dévitalisant» temporairement les appels au changement pacifique à l'intérieur du pays. Bouteflika, qui décide en matière de politique étrangère, a tout fait pour que l'Algérie officielle n'appuie pas ouvertement les révoltes des peuples tunisien, libyen, égyptien, syrien et yéménite. Les hésitations actuelles sur le dossier syrien en sont une preuve. Pour Mourad Medelci, ministre des Affaires étrangères, l'Algérie ne soutient pas les régimes «mais les Etats» et elle ne s'ingère pas dans les affaires d'autres pays. Cet argument, développé a posteriori, aurait été valable il y a vingt ou trente ans. Passons. Bouteflika a déjeuné hier au palais de Carthage à Tunis en compagnie de Moncef Marzouki, Moustapha Abdeljalil, Hamad Bin Khalifa Al Thani et d'autres responsables. L'agence officielle APS a rappelé les propos de Bouteflika sur la capacité de la Tunisie «d'arriver à bon port et de garantir sécurité et bien-être au peuple tunisien» et ceux de Abdelkader Messahel, ministre délégué chargé des Affaires maghrébines et africaines, sur le respect par l'Algérie des choix du peuple tunisien et son souhait que ce pays «puisse asseoir les fondements d'un régime démocratique pluriel». L'APS a aussi évoqué la visite, la première à l'étranger, de Badji Kaïd Essebsi, ex-Premier ministre tunisien, en Algérie. Oui, mais Moncef Marzouki, pour son premier déplacement en dehors de la Tunisie, a choisi de se rendre en Libye, pas en Algérie. Il a donc été précédé par la venue de Bouteflika. Le chef d'Etat algérien a-t-il compris que l'Algérie n'a désormais aucun autre choix que de s'adapter aux nouvelles donnes dans la région arabe et d'accompagner les démocraties naissantes de sorte à mieux protéger ses intérêts stratégiques sur le long terme ? Ou agit-il pour des considérations de politique intérieure ? Il reste que le secrétaire d'Etat adjoint américain pour les Affaires du Proche-Orient et de l'Afrique du Nord, Jeffrey Feltman, était venu en octobre 2011 à Alger demander clairement aux autorités algériennes de soutenir les processus de transition en Tunisie et en Libye. Mourad Medelci s'est déplacé cette semaine à Washington, deuxième déplacement en moins de huit mois, pour rassurer les Américains sur «les réformes» politiques en Algérie. Usant d'un langage diplomatique plus que prudent, Hilary Clinton, secrétaire d'Etat américaine, a déclaré que les Etats-Unis «veulent» voir l'Algérie dotée «d'une base démocratique solide» qui reflète «les aspirations du peuple algérien». Le changement de cap de Bouteflika en terrain extérieur obéit probablement à ce souci d'éviter que les pressions extérieures deviennent plus fortes et plus denses. Sa stratégie sera donc de «normaliser» les rapports avec les voisins maghrébins et de préparer des élections législatives «exemplaires». Le locataire d'El Mouradia profite donc d'une certaine marge de liberté en attendant de décider de partir ou pas en 2014. Quelque part le compte à rebours a commencé…