Ils ont chanté, dansé ensemble, juifs pieds-noirs et musulmans qui ne s'étaient pas rencontrés pendant cinquante ans jusqu'à ce qu'un jour, par le plus heureux des hasards, une jeune femme, Safinez Bousbia, forme le projet de les réunir. Deux concerts exceptionnels, les 9 et 10 de ce mois, au Grand Rex de Paris, d'une grande émotion sincère et digne. Exceptionnels, ils l'ont été. Le qualificatif n'est pas exagéré, tant les 27 artistes présents sur scène et menés par Abdelkader Meskoud — le benjamin — ont réussi une communion entre eux, mais aussi avec la salle. «Nous venons d'Alger, El Behdja et de La Casbah, la ville d'El Anka, de Lilli Boniche, de Lilli Labassi», lance dans un salut à la salle Abdelkader Meskoud. Ils ont vieilli, la plupart ont les cheveux blancs, mais ils n'ont rien perdu de leur joie de vivre, de chanter. Sans pathos, sans démonstrations déplacées, ils ont exprimé leur plaisir de se retrouver pour chanter ensemble Alger et La Casbah. Les deux concerts ont été dédiés à Brahim Gaoua, amputé d'une jambe, et à René Pérez, décédé en août, et Ahmed Benchaouch, décédé en juillet. La musique chaâbie, c'est la musique des hommes et c'est une femme qui les a réunis, dira à juste titre Mohamed Ali Allalou, le populaire animateur de la Chaîne III des années 1980 et début 1990. Huit ans de travail et d'efforts ont abouti à la création de l'orchestre El Gusto qui a donné deux concerts lundi 9 et mardi 10 janvier, au Grand Rex de Paris, une grande salle parisienne mythique et chargée d'histoire, puisque c'est devant ses portes que de nombreux Algériens ont été tabassés et blessés par la charge des forces de la police parisienne un certain 17 Octobre 1961. L'orchestre El Gusto se produira samedi à Bruxelles. Il est à rappeler que le 29 septembre 2007, le palais omnisports de Bercy avait réuni, à l'initiative du maire de Paris, Bertrand Delanoë, plus de 10 000 personnes, pour une soirée de Ramadhan, à un premier concert du groupe El Gusto nouvellement formé. La majorité du groupe vient d'Alger. Lundi 9 et mardi 10 janvier, ils ont été rejoints par Luc Cherki, Robert Castel et Maurice El Médioni. Le travail de Safinez Bousbia a aussi abouti à un film, qui est dans les salles depuis mercredi, qui raconte ces retrouvailles et à un CD de la bande originale du film. Un livre sur l'aventure El Gusto sera publié en mars prochain. Quand on les voit et entend sur scène, on comprend que le titre du film de Safinez Bousbia L'histoire les a séparés, la musique les a réunis, leur correspond parfaitement. Voire, on a le sentiment qu'ils ne se sont jamais quittés, tant leur complicité est éloquente, pas du tout surfaite. Comme lorsque Mohamed Ferkioui, boute-en-train du groupe, esquisse quelques pas de danse et entraîne Maurice el Medioni dans son élan, et qui s'achève par une accolade. Le public sera aussi gratifié d'une belle démonstration de «hadi» de la part de Rachid Berkane, sous les youyous, rappelant ceux des femmes de La Casbah, cachées derrière les rideaux des fenêtres jouxtant la terrasse où les hommes étaient regroupés autour de la «tinda» de l'orchestre chaâbi. Encore une fois, la représentation est expurgée de pathos, et de la nostalgie, il y en a eu forcément, y compris dans le public, mais avec pudeur et sans étalage. Oui, la musique a réuni les amoureux de chaâbi de tous âges, ceux qui ont l'Algérie et sa capitale au cœur. Luc Cherki, Robert Castel, Maurice El Médiouni, Rachid Berkane, Cheikh El Yamine, Abdelkader Chercham ont repris avec leurs tripes les quacidate chaâbies devant un public de trois générations — pieds-noirs, musulmans et Français de France. Ce dernier terme en référence à la chanson composée par Robert Castel, il y a quelques années, pour dire tout l'amour qu'il porte à sa terre natale : «Oh Français de France, écoutez cette musique, écoutez la différence… C'est mon père qui me l'a donnée... C'est tout mon passé qui chante et qui danse. C'est l'Algérie qui chante. C'est l'histoire de ma vie. Elle vient de mon père, qui est au ciel et à qui je dis merci». S'ensuit une longue ovation. A Lili Labassi, la chanson chaâbie doit des titres célèbres. L'artiste enflamme la salle qui tape des mains en cadence. La ferveur était totale Le concert commence par un morceau déclamé par un rabbin et un muedhin en hébreu et en arabe. Puis, des extraits du film documentaire consacré à El Gusto et ce superbe survol aérien d'Alger et de La Casbah. L'Algérie, et plus particulièrement Alger, n'a jamais été aussi louée, aussi chantée avec amour et tendresse que ces deux soirées des 9 et 10 janvier avec le chœur (cœur) des auditeurs. Ya dzaïr ya hbibti, ya zinet el bouldane par cheikh el Yamine, El Acima par Abdelmadjid Meskoud. Wahran el bahia par un de ses fils, Maurice El Médioni. Quand Abdelmadjid Meskoud déclame sa célèbre El acima, c'est le silence, le public savoure les paroles, les plus âgés, enfants d'Alger, hochent la tête quand l'artiste évoque la ville en perte de ses repères. «Ouled el bahdja, ouine». Luc Cherki entame Ali yahab yelaab sport irouh lal Mouloudia, ali machhoura fi chamal Ifriqiya… Galia Mouloudia, c'était notre dimanche. Alger je ne t'oublierai pas. Là aussi, dans le public, parmi les plus âgés, des murmures approbatifs et des souvenirs significatifs. Puis, avant de chanter Je suis un pied-noir de là-bas, Luc Cherki rappelle qu'en 1955 il a quitté «le plus beau pays du monde, le pays où je suis né, La Casbah». Et il intercale «un refrain d'une chanson qui a bercé toute mon enfance», Lahmam lioualaftou m'cha ‘alaya. Fin du concert. Le public reste scotché, malgré l'heure tardive, il n'est pas pressé de quitter les lieux. Le temps n'a pas été compté, avec ces «papys» du chaâbi qui ont tenu en haleine, de bout en bout, un public conquis et ravi et qui en redemandait. El Gusto entame la dernière chanson Ya rayah de Dahmane El Harrachi, reprise avec un succès retentissant par Rachid Taha. Lundi 9 et mardi 10 janvier 2011 au Grand Rex, c'était l'Algérie d'il y a cinquante ans. Et, à l'aube du cinquantième anniversaire de son indépendance, elle devra se souvenir qu'elle a été plurielle, que sa culture, sa musique ont été, et sont toujours partagées par des juifs pieds-noirs et des musulmans.