Nous ne disposons d'aucun texte politique ou scientifique «monographique» sur l'islamisme en Algérie dans l'œuvre de Pierre Bourdieu. Cela est d'autant plus paradoxal venant de l'auteur de L'ontologie politique de Martin Heidegger (1975) ou de La domination masculine (1998). Comparé au néo-libéralisme ou à l'éducation, le rapport de Bourdieu à l'Islam politique reste encore un sujet fortement sous-représenté dans la bibliographie internationale. C'est en soi un fait qui mérite l'attention et qui appelle la question suivante : pourquoi Bourdieu n'est-il pas spécifiquement intervenu contre l'islamisme et sa violence revendiquée en Algérie, tant sur le plan physique que symbolique ? Comment expliquer l'absence d'une contribution scientifique et politique, face à, puis contre la violence théologiquement motivée ? Le fait est que Bourdieu s'était déjà exprimé sur l'islamisme en condamnant fermement l'emploi, puis la dénonciation — selon lui, forcément «médiatique» — de l'«islamisme» : un tel discours aurait des origines coloniales et orientalistes et sert de justification aux politiques xénophobes et impérialistes(1). Ainsi, aux critiques d'origine saïdienne (L'Orientalisme) vient s'ajouter une «logique des champs» qui fait que les prises de position se manifestent de manière relationnelle et s'attribuent de façon oppositive (contre B-H. Lévy, A. Glucksmann, A. Finkielkraut, etc.).(2) Mais c'est surtout un certain usage du modèle intellectuel dit «zolien» qui empêche l'analyse, puis la critique de l'islamisme. Marquant toute une tradition de gauche en France, ce modèle inaugure la figure de l'intellectuel et une pratique pour laquelle plaide P. Bourdieu (la sortie de la tour d'ivoire, la critique de la neutralité axiologique). Or, pour si noble et prestigieux qu'il soit, notre analyse sémantique et dialogique des «interventions» de P. Bourdieu montre que ledit «modèle zolien» enferme une structure dialectique, à la fois inaperçue et agissante, puisqu'elle prédétermine non seulement l'interlocuteur de l'intellectuel de tradition zolienne mais aussi le «coupable» : l'armée, et par extension, les forces de l'ordre, et en dernière analyse, l'Etat qui, en «camouflant» la vérité ou en justifiant les violations, s'inscrit dans la «raison d'Etat». L'Etat étant défini, via Weber et Elias, comme l'entité disposant du monopole de la violence physique légitime, toute violence aura donc pour source l'Etat. D'où la surprenante analogie avec la guerre d'Algérie, reprise d'ailleurs par l'intellectuel zolien par excellence : Pierre Vidal-Naquet. Et l'histoire du terrorisme islamiste en Algérie de trouver son explication dans une herméneutique «mimétique», minimisant puis dissolvant toute responsabilité non étatique. Pour ainsi dire, le «modèle zolien», tel qu'il s'est appliqué sur l'islamisme (algérien) oriente la prise de position en affirmant (implicitement) que : «vous n'avez de chance d'être intellectuel qu'en vous opposant à l'armée, et donc à l'Etat». Une telle application ignore la responsabilité de l'islamisme armé puisque «non étatique», et originellement associé au «peuple» et au recouvrement de son «identité». Elle universalise aussi un modèle qui rend la «critique de l'intérieur» (R. Mimouni, T. Djaout, A. Meddeb, etc.), souvent voltairienne, coupable d' «effet pervers», voire «droitière» et donc impossible à gauche (Ed. La Découverte, Le Monde Diplomatique, etc.). C'est l'histoire, textuelle et intellectuelle, de cette non prise en considération que nous souhaitons reconstituer.
Notes de renvoi : 1) Des auteurs comme F. Burgat, T. Deltombe ou M. Rigouste font usage de Bourdieu (et Foucault) comme autorité scientifique et morale dans leurs analyses de «l'islamophobie» 2) Les traces de ces luttes font que l'analyse critique de l'islamisme s'accompagne de soupçons et accusations d'«atlantisme», de «promotion du choc des civilisations» et dernièrement, d' «islamophobie».