La ville de Tripoli dégage une étrange impression pour le voyageur qui y débarque pour la première fois. Les scènes de vie quotidienne bien ordinaire contrastent fortement avec les rumeurs alarmistes sur les risques de guerre civile que font peser sur le pays les rapports de force au sein du CNT et les dissensions entre milices tribales et régionales. Libye. De notre envoyé spécial
Durant la journée, tout le monde vaque à ses affaires, mais au beau milieu de la nuit, on peut entendre les bruits sourds et lourds de menaces des armes de guerre. Nos premiers contacts avec la capitale libyenne se font le vendredi 13 janvier, en provenance de la ville côtière de Zouara. Première surprise : il n'est pas aisé de conduire dans la joyeuse pagaille de la circulation tripolitaine où les bouchons n'ont rien à envier à ceux d'Alger. La vie quotidienne y a depuis longtemps repris ses droits. Aussitôt notre voiture garée, nous constatons que que Maydane Al Djazaïr a été effectivement rebaptisé Maydan Qatar. C'est la conséquence directe de la position franchement hostile à la révolution libyenne adoptée par le gouvernement algérien et ses relais médiatiques. Tous les Libyens que nous avons rencontrés tout au long de notre séjour de 10 jours dans ce pays nous diront leur déception de la position algérienne. De maydane El Djazaïr à maydane Qatar Dans tous les quartiers de Tripoli, la vie a repris ses droits depuis quelques temps déjà. Les écoles et les commerces ont rouvert leurs portes et il y a bien longtemps que les Tripolitains ont demandé aux Thouar de vider les lieux. En l'absence d'une autorité digne de ce nom, quelques souks de fruits et légumes anarchiques ont déjà fait leur apparition au bord de certaines routes. La ville est aussi sale qu'Alger mais partout, sur tous les murs, explosion de couleurs et floraison de slogans, de tags et de caricatures. C'est le premier journal libre du pays. Les Libyens s'en donnent à cœur joie, même si El Gueddafi et sa famille restent encore la principale cible des nouveaux francs-tireurs de la liberté d'expression. Un slogan revient assez souvent pour attirer notre attention : «Arfaâ rassek, anta Libi horr !» (Relève la tête Libyen, tu es un homme libre). Nous avons cherché à comprendre le pourquoi de ce cri du cœur. Et voici l'explication que nous donnent nos accompagnateurs ; c'est une réponse à cet autre slogan : «Habat rassek ya Libi bach n'choufou wach rahoum idirou redjala» (Libyens baissez la tête qu'on puisse voir ce que font les hommes). Ce sarcasme cruel, lancé par les Tunisiens au lendemain de l'éclatement de la révolution égyptienne, résonne encore dans les oreilles de beaucoup de Libyens. Il résonne encore dans les oreilles de Youcef, 47 ans, militant de la cause amazighe, qui nous le rapporte : «Cela nous faisait très mal de l'entendre.» Alors que les Egyptiens venaient de hisser le drapeau de révolte et que les Tunisiens s'étaient libérés du joug de leur despote, les Libyens donnaient encore l'image d'un peuple castré et résigné à son sort. Peuple blessé Ces railleries d'un peuple frère et les insultes du lunatique Gueddafi, traitant les Libyens de «rats» lorsque les premiers troubles ont éclaté à Benghazi, ont fini par réveiller l'orgueil d'un peuple blessé qui ne tardera pas à verser son sang à gros bouillons pour libérer son pays. Jeudi 19 janvier, dans un grand hôtel au cœur de Tripoli. Mohamed Youcef El Megrief, opposant historique, donne sa première conférence de presse depuis sa rentrée au pays après un exil de plus de trente années. Ancien ministre et ambassadeur, il rejoint l'opposition en 1980 avant de s'installer à l'étranger où il fera l'objet de plusieurs tentatives d'assassinat de la part des barbouzes de l'ex-«guide». Aujourd'hui, il lance un nouveau mouvement du nom de Conférence nationale de Tripoli. La grande salle de réception de l'hôtel Al Wuddan est pleine à craquer. Il y a là un aréopage de personnalités et de ministres du gouvernement provisoire venus souhaiter la bienvenue à El Megrief. Il y a également des représentants de tribus et de régions qui défilent devant le micro pour se prêter à ce qui s'apparente à un véritable jeu d'allégeance. C'est une image vivante de la recomposition du paysage politique libyen, fait d'alliances tribales et politiques, qui se déroule sous nos yeux. C'est le libéral Mahmoud Djibril que notre voisin de table, Izem El Ghawi, journaliste de profession, voit en véritable outsider pour les prochaines élections : «C'est le seul qui possède aussi bien les compétences que le charisme indispensables pour fédérer les forces libyennes.» Pour cet observateur averti de la scène politique locale, les Frères musulmans ne peuvent, pour le moment, constituer une force politique étant donné que le peuple libyen est très conservateur. Ils ne peuvent donc jouer la carte de la dissolution des mœurs. Quant aux salafistes, ils se sont discrédités en ratant le tournant de la révolution. Lorsque les Libyens ont commencé à prendre les armes, ces intégristes fidèles à leurs principes prônaient l'obéissance au gouvernant (taât wali el amr) pour éviter la «fitna» préjudiciable à la «oumma». Reste à trouver un équilibre des forces entre les anciennes provinces libyennes (la Cyrénaïque, la Tripolitaine et le Fezzan), intégrer les nouvelles donnes constituées par l'émergence du fait amazigh et des islamistes avec leurs différentes tendances. Tout le monde est armé ! Le CNT et son aile exécutive restent aussi fragiles que minés par des dissensions internes. Personne ne peut se prévaloir de la force des armes car tout le monde est armé en Libye. Petit exemple du degré d'armement libyen : Samir, la trentaine, a fait la révolution. C'est un Amazigh de Djebel Nefoussa, chargé de nous mener d'un point A à un point B. Il possède à lui seul 2 PA, 8 kalachnikovs et une mitrailleuse 14,5 mm appelée couramment «larabaâtache ounoss». Il nous raconte la présente anecdote qui illustre on ne peut mieux les dissensions qui minent le fragile équilibre des pouvoirs au niveau des nouvelles autorités libyennes. Après avoir appris que le ministre des Blessés a octroyé deux avions aux gens de Misrata pour aller se faire soigner à l'étranger, les révolutionnaires de Djado sont descendus en force au siège du CNT. Ils ont sorti le ministre de la réunion à laquelle il assistait et l'ont mené littéralement en le tirant par l'oreille jusqu'à son bureau où il a signé pour Djado des dérogations qui autorisent les mêmes privilèges que ceux octroyés à Misrata. Depuis la fin de la révolution, des charters de blessés sont envoyés en Turquie ou dans les pays du Golfe où ils sont soignés tous frais payés. Ce repos du guerrier s'accompagne d'un solide pécule pour permettre à ceux qui ont pris les armes de panser les plaies de la guerre et les bleus de leur âme. Aussi insignifiant soit-il, il donne lieu à des jalousies entre régions, tribus et groupes armés ainsi qu'à des dissensions internes au sein du CNT.
Un CNT sous influence Discussion à bâtons rompus avec un ex-membre du CNT, dans un appartement d'une cité tripolitaine. Le CNT a toujours souffert d'un déficit de crédibilité et de représentativité. Du temps de la révolution, certaines régions présentes au CNT ou à son bureau exécutif restaient loyales à El Gueddafi alors que d'autres étaient représentées par des Frères musulmans. Aux premiers mois de la révolution, les premiers différends entre l'est et l'ouest du pays apparaissaient au grand jour, tandis que des puissances étrangères traitaient directement avec des responsables de certaines régions sans en référer au CNT. Des cargaisons d'armes atterrissaient à Benghazi puis prenaient le chemin de fermes privées avant d'être distribuées à certains groupes de façon occulte. «Quand on demandait des armes au premier responsable du CNT, il nous renvoyait vers X ou Y pour traiter la question», se rappelle cet ancien membre du CNT. «Certaines de ces personnes nous disaient ‘si tu te ranges sous ma bannière, je te donne toutes les armes que tu désires'», ajoute-t-il. Certaines régions comme Misrata ou Djebel El Gharbi, qui avaient un urgent besoin en armes, étaient contraintes de les acheter sur fonds privés. En fournissant l'argent, les armes, les munitions tout en disposant d'un outil de guerre surpuissant appelé Al Jazeera, les Qataris tiraient toutes les ficelles en coulisses. «Les scènes filmées où le drapeau amazigh apparaissait de façon trop voyante étaient expurgées des programmes d'Al Jazeera», dit encore l'ex-membre du CNT. Alors que nous étions dans cet appartement, une information tombe au téléphone : des membres actifs du Congrès amazigh libyen sont conviés à une prise de contact et à une discussion informelle, à Alger, par l'intermédiaire d'un diplomate algérien. Alger chercherait-elle à connaître jusqu'où sont prêts à aller les Amazighs libyens dans leur revendication de la question amazighe ? Il est vrai que leur entêtement à revendiquer un statut de langue officielle pour tamazight va considérablement gêner Alger aux entournures. Cela risque de pousser les Kabyles, endormis par de faux acquis, à élever désormais le niveau de leur revendication. Une autre information se confirme : l'islamiste Belhadj recrute pour le front syrien. Il a sollicité des combattants des régions berbères. Réponse des intéressés : pas question d'envoyer nos enfants se faire tuer en Syrie. Il y a quelques jours, les nouvelles autorités libyennes ont annoncé le retrait des billets de 50 dinars. Des indiscrétions recueillies auprès de nos hôtes nous ont appris que de très grosses fuites de capitaux se font tous les jours que Dieu fait. Fuite de capitaux Le pays est encore aux mains des régions et des groupes armés. Zenten contrôle l'aéroport de Tripoli et la frontière au dessous de Ghadamès Misrata contrôle le port ; Djado garde la main sur la cité touristique de Regatta que le gouvernement provisoire voudrait bien récupérer pour y loger ses ministres. Les postes frontaliers, à l'ouest, sont contrôlés par les factions amazighes. Dans les milieux avertis, il se murmure que Zenten vend la mitrailleuse de type «larbaâtache ounoss» à un prix oscillant entre 40 et 45 000 dinars libyens. Entre la rébellion touareg et les chefs d'AQMI, les clients ne manquent pas. Au sortir de Tripoli où les stigmates de la guerre ne sont pas vraiment légion si l'on excepte Bab El Azizia et quelques bastions gueddafistes, c'est un autre monde qui s'offre au visiteur. A l'évidence, en dehors des grands centres urbains, la Libye est un pays en jachère. Son immense richesse n'a servi qu'à la famille Gueddafi et à sa cour. Il n'y a pas de bus, pas de train et même si tout le monde possède une voiture, les routes ne sont pas toujours bonnes. La Libye est un pays vierge, où tout doit être construit ou reconstruit, à commencer par les institutions du futur Etat. S'il est évident que les Libyens ont relevé la tête depuis que celle d'El Gueddafi est tombée, il leur reste à relever de grands défis : construire un Etat et apprendre à vivre ensemble.