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Le village perdu... de vue
El Kouif, à 30 KM de Tébessa, vit hors du temps
Publié dans El Watan le 05 - 02 - 2006

Village colonial, né grâce à la richesse de son sous-sol en phosphate, avec ses infrastructures industrielles florissantes, commerciales, sociales et culturelles, El Kouif, Le Kouif ou Petit Paris, comme on le surnommait à l'époque, se retrouve, après l'indépendance, après avoir été pressé comme un citron, une fois le gisement épuisé en 1978, même s'il est chef-lieu de commune et de daïra, face à la dure réalité, livré à lui-même, sans aucune ressource.
Sur la carte géographique (quelque peu ancienne, bien sûr, la cartographie en Algérie, c'est une terrible histoire), un petit point perdu quelque part près de la frontière tunisienne, Le Kouif, portant cet article défini comme un nom commun, attire notre attention. Il s'agit d'El Kouif, transcription en arabe de Le Kouif, un chef-lieu de commune, entend-on dire. La tentation de le visiter est trop forte, d'autant que des renseignements à son propos font état d'une région d'où tous les trains du développement sont partis pour ne plus revenir. De part et d'autre de la route Sedrata-Tébessa, puis celle menant à El Kouif, au nord-est de la wilaya de Tébessa, courent des parcours de romarin, de thym et d'autres herbes odorantes, et des terres non céréalières, qui sont ensemencées de blé à tout hasard, au cas où les conditions climatiques seraient opportunes ; car s'il pleut régulièrement durant la saison agricole, les fellahs « cartonnent » comme il leur arrive de le faire de temps en temps. Chemin faisant, malgré nous, on se surprend à penser par curiosité au lieu qu'on va visiter, à ce que, en l'occurrence, peut être ce village. Mais, l'on est convaincu quelque part qu'il ne peut être que comme tous les autres avec leurs bâtisses à moitié achevées, éternels chantiers, avec des attentes métalliques sur les dalles, des façades nues et des murs en parpaings. De la pierraille et de la grisaille. De la poussière pendant l'été, de la gadoue en hiver. Un village avec tout autour des champs plantés de... sachets multicolores (avant des sachets noirs), des décharges sauvages non loin des pas-de-porte. Des flopées de jeunes qui déambulent, qui lézardent, faisant le pied de grue à longueur de journée. Des jeunes perclus autant de spleen que de faim, oui, de faim dans le pays du pétrole et du gaz ! Et qui rêvent d'autres cieux qu'ils savent cléments et surtout pleins de vie comme eux. Nous arrivons à El Kouif, et nous constatons que tout cela est vrai, qu'El Kouif est identique aux autres, mais, tiens ! Qu'il est beau ce village, et en plus tout propret ! Enfin relativement parlant, bien entendu. Nous y entrons par une route portant le joli mot d'El Bi'a (environnement), puis longeons une rue bordée de... villas ! Presque toutes les maisons sont bel et bien achevées, et ce sont surtout de belles villas, un peu déglinguées, il est vrai, mais des villas cossues, de rêve, comme on n'en fait plus, car elles datent de l'époque coloniale. Il y a même un château, s'il vous plaît, avec plein d'agaves dont l'inflorescence se profile dans le ciel, et de pins centenaires en guise de jardin ! Un stade avec une toute petite tribune, une salle de cinéma (aujourd'hui, salle des réunions), une piscine, un hôtel (devenu tribunal), etc. On est dans le centre du village, qui est animé par des groupes de jeunes, attablés à des terrasses de café ou agglutinés dans les coins de rue. Le village d'El Kouif, qui doit son nom à celui d'un djebel, région où vivaient quelques familles, a vu le jour à partir du moment où l'on a découvert le gisement de phosphate et où l'on a commencé l'exploitation de ce dernier, soit vers 1890. Et puis, les « travaux forcés » pour les mineurs algériens, les galeries, les wagonnets...On ramenait des gens de toutes les régions du pays, de la Kabylie, des Aurès, de Tébessa, de M'sila, etc. Ce qui fait dire à quelqu'un que, descendants de mineurs, les habitants d'El Kouif ne font partie d'aucun clan ou d'aucune tribu, constituant un microcosme parfait du peuple algérien, du pays ; aussi sont-ils plus démocrates, plus cool et même plus évolués que d'autres. Chose qu'ils ne cachent pas et qu'ils disent tout haut. Et puis cela est vérifiable, visible, rien qu'à la vue du look de certains vieux qui sont en costume-cravate, les cheveux bien coiffés, le visage rasé et les souliers cirés. Les habitants d'El Kouif sont fiers de leur vieux bâti, et les responsables sont à cheval quant à sa sauvegarde. Il est strictement interdit aux occupants de ces bâtisses de toucher à cette belle architecture, sous peine d'être pénalisés. Selon la direction des Domaines de la wilaya de Tébessa, ce sont des biens de l'Etat, quoique réclamés par Ferphos. Sans ressources, la commune, qui vit grâce à la subvention d'équilibre, n'a pas les moyens d'entretenir ou de restaurer ces bâtisses, aussi le fait-elle autant que le permet le PCD.
Grandeur et décadence
Les habitants que nous avons rencontrés sont d'une sagesse inébranlable. Malgré mille et un problèmes, ils donnent apparemment l'impression de couler des jours paisibles, hors du temps, en somme résignés à leur destinée. Pauvreté et stoïcisme. Zénon est passé par là. Si ces temps-ci quelques habitants ont de la chance de travailler dans la commune d'El Kouif, qui, par chance pour elle aussi, leur offre des chantiers de bâtiment, d'autres le font à Tébessa, et le reste de la population est composé de retraités de la « mine », de fellahs, de moudjahidine et de militaires. Pour une population de 17 937 habitants, la commune compte 4000 chômeurs, enregistrés durant la période 2002-2005, dont 1683 demandeurs d'emploi juste durant l'année 2005, auxquels il faut ajouter 52 cadres chômeurs. Dans le cadre du préemploi, 14 postes ont été octroyés, et dans celui du filet social 376. On est très loin des 4000 chômeurs. A El Kouif, le filet social rend un service important, ses résultats sont visibles. C'est grâce aux jeunes qui abattent de la besogne dans les travaux d'intérêt général que le village arbore ce bel aspect. Si bien que l'APC a reçu beaucoup de promesses de la part de la DAS pour augmenter le nombre de postes. On attend toujours ces promesses. On attend aussi l'aménagement de la zone d'activité de 4 ha. Jusqu'à présent, il n'y a pas même l'ombre d'un investisseur en vue. Selon Mekki Brahmia, P/APC (indépendant), « on est prêt à céder le terrain gratuitement, du moins à un prix symbolique pourvu que les investisseurs viennent s'installer dans la commune, et les ressources à valoriser et à exploiter existent, par exemple l'argile rouge pour la fabrication de la brique, les galeries des mines pour la culture de champignons ». Durant la période coloniale, cette culture était de cours, si bien qu'on appelle la zone en question Douar El Fougayâ. Cependant, El Kouif a beau être un joli village, une plaie le défigure dans le quartier dit Aïn El Bey, un bidonville où vivent 145 familles. Pas de programme de résorption de l'habitat précaire (RHP) en vue, alors l'attente est dirigée vers le logement social. A ce propos, si 182 logements sociaux sont en cours de réalisation, et si 58 vont être distribués dans deux mois, le nombre de demandeurs est de 1700. Nous apprenons auprès de Somiphos que « l'industrie phosphatière a connu ses débuts à entre autres El Kouif, (et que), provenant pour l'essentiel du gisement d'El Kouif, la production était passée de 300 000 t/an au début du XXe siècle à 500 000 t/an en 1920 et à 584 000 t/an en 1930, à la veille de la Seconde Guerre mondiale ». Après cette date, la production sera relancée, dépassant les 500 000 t/an au cours des années 1950. Puis après l'indépendance, elle déclinera avec l'épuisement des réserves pour s'arrêter définitivement en 1978. Depuis, si la population du village n'a d'yeux en définitive que pour l'Etat, celle rurale s'adonne à une agriculture vivrière et au pastoralisme. A 30 km de Tébessa, El Kouif se trouve bordée de quatre communes de la wilaya, celles de Tébessa, de Aïn Zergua au nord, de Boulhef Dyr à l'ouest, au sud de Bekkaria et enfin à l'est par la bande frontalière d'une distance de 26 km. S'étendant sur une superficie de 257 km2, la commune compte 6000 habitants dans la zone rurale, résidant dans une trentaine de mechtas. En matière d'habitat rural, le besoin est important, étant de l'ordre d'au moins 600 logements, puisque le nombre de demandeurs s'élève à 732, et ce, en dehors du fait qu'en 2005, 235 habitats ruraux ont été distribués. L'électrification rurale accuse un retard, surtout le long de la frontière. Plusieurs mechtas sont concernées, notamment Remila, N'Fadh, Ghilen, Tbaga 1 et Tbaga 2. D'aucuns nous disent, étonnés, que nos mechtas vivent à la lumière de la bougie ou de la lampe à pétrole, alors que certains villages tunisiens sont alimentés en énergie électrique algérienne. Cette bande frontalière a fait un grand nombre de victimes des mines antipersonnel. On en compte 29 cas, qui sont pensionnés, et 13 autres qui ne le sont pas. Pour rejoindre cette trentaine de mechtas, les pistes ont besoin d'être refaites, consolidées, voire rouvertes. Il s'agit de plusieurs kilomètres. « La DSA, qui a dans sa cagnotte 700 MDA, est appelée à les aider », nous dira le P/APC. Bien que l'arrêté réglementant les souks et le transport de bétail, qui a été établi dans la wilaya de Tébessa il y a quelques années, soit toujours en vigueur, on fait toujours passer clandestinement les ovins en Tunisie, laissent entendre certains. Le P/APC, sur un ton qu'il veut convaincant, affirme que « cela est vrai entre 1990 et 2000, (et que) depuis cette date, le mouton étant ici plus cher, le marché algérien est plus tentant que celui tunisien, donc, il n'y a plus de trabendo ».
Transport scolaire, santé, gaz naturel...
Si le poste de la police de frontière de Ras El Ayoun, nous dit-on, était concernée par le transit des marchandises, il y aurait une certaine activité commerciales dans la région. A ce propos, il y a lieu de relever l'histoire de l'ancien poste frontalier de Ras El Ayoun, appartenant à la DGSN, lequel est abandonné depuis plusieurs années. Construit dans les années 1970, dans l'agglomération de Ras El Ayoun, à quelques encablures du village El Kouif, il a été évacué en 1993 pour le nouveau poste bâti tout juste au niveau de la frontière. Deux familles l'occupent actuellement comme lieu de transit, mais cet édifice se dégrade de jour en jour. Depuis quelque temps, l'APC demande officiellement cette bâtisse pour l'utiliser comme auberge de jeunesse ou comme unité de la Protection civile. Par ailleurs, vu l'immensité de la superficie de la commune, l'APC trouve beaucoup de difficultés à assurer le transport scolaire avec ses deux bus. Aussi, la plupart des écoliers font-ils plusieurs kilomètres à pied pour rejoindre leur établissement. Et malgré les treize bus pour le transport des voyageurs, faisant principalement la navette entre El Kouif et Tébessa, l'image du beau monde du début de semaine est édifiante. Il y avait bien un train qui desservait les deux communes mais on l'a arrêté en 1998. Pas assez de bus, pas de train, pas même une ambulance en cas d'urgence, puisque, étant limitée dans ses prestations, la polyclinique avec ses deux médecins « tourne » cahin-caha. En matière de santé, la situation n'est guère reluisante, si bien que les responsables demandent que, bien que Bekarria se trouve à un jet de pierre, la commune soit érigée en secteur sanitaire. Parce qu'il n'y a pas d'ambulance, de cause à effet, nous dit-on, une femme enceinte est décédée en 2003 lors de son évacuation vers Tébessa, et en 2005 une autre a accouché en cours de route, pour ne citer que les cas récents. En fait, il y a bien deux sages-femmes, dont une est employée dans le cadre du filet social, mais le service maternité reste vide après les heures de travail. Bizarre, El Kouif surpasse les communes qui l'entourent juste avec le titre de chef-lieu de daïra, car en réalité elle est la plus lésée en matière de développement. Elle n'a pas de gaz de ville, alors que les deux autres communes qui sont sous sa coupe, Boulhef Dyr et Bekarria, en profitent depuis quelque temps. Le P/APC, membre de l'Organisation des enfants de chouhada, qui a été parmi les premiers à soutenir la candidature de Abdelaziz Bouteflika, lors des deux dernières présidentielles, lui a remis, lors de sa visite à Tébessa, une lettre dans laquelle il le sollicite pour que la commune soit raccordée au gaz naturel. On sait, selon lui, qu'à ce propos la commune est programmée dans le cadre du plan quinquennal 2006-2009, mais il insiste sur ce point, vu qu'il est toujours utile de le rappeler, et que cette région a deux saisons, l'une très chaude et l'autre très froide, s'étalant du mois d'octobre à celui de mai. Selon un habitant, El Kouif étant perchée à une altitude de 1100 m, parfois la neige reste jusqu'au mois de mai. On aura compris, et d'ailleurs on nous le dit clairement, que, pour rester viable, la commune, comme beaucoup d'autres, compte sur l'aide de l'Etat dans le cadre du budget. On lui accorde 7 millions de dinars, alors que son besoin est de 30 millions de dinars, vu que la masse salariale est de 24 millions de dinars et que les recettes atteignent juste les 12 millions de dinars. L'alimentation en énergie électrique et l'approvisionnement en mazout de 13 écoles primaires, 5 mosquées, 4 salles de soins, l'agence postale de Ras El Ayoun sont à sa charge. Rien que pour l'éclairage public et les forages du chef-lieu de commune, l'APC paie une facture de 6 millions de dinars annuellement. Une chose à relever : un film a été tourné avant l'indépendance dans cette région intitulé La nuit s'achève, l'histoire d'un mineur qui devient aveugle, mais finit par retrouver la vue. « Une belle histoire, j'ai vu le film deux ou trois fois », nous dira Mokhtar Heleïmia, receveur des P et T à la retraite, qui parlera du cinémascope à El Kouif, de la salle de cinéma qui n'en est plus une... A quand le lever du jour à El Kouif ?


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