Il faut procéder à une relecture de notre histoire à la lumière des valeurs démocratiques », c'est la thèse développée par Mohamed Harbi lors d'une conférence organisée samedi après-midi au Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC). Pour cet acteur du mouvement national, devenu historien de référence sur la guerre de Libération, il faut pour cela « considérer a priori que notre passé n'était pas un paradis, celui que nous aurions perdu ». Selon lui, l'ancien monde était en contradiction avec les valeurs démocratiques pour plusieurs raisons et l'un de ses principes fondamentaux était basé sur les inégalités, la soumission au maître, l'autorité, le devoir d'obéissance, notamment des femmes et des esclaves (une pratique encore de mise dans certaines régions) et même l'acceptation du fait que certains « linéages » étaient plus favorisés que d'autres. Il estime également que le principe du consens qui a régi ce monde-là est contraire aux « valeurs démocratiques qui accordent à l'individu le droit de décider librement ». Autre grief retenu contre l'ancien monde, « la politique n'était pas considérée comme une affaire des hommes, mais divine, ce qui présuppose la proéminence de la religion ». Il considère ainsi qu'avant 1830, date correspondant au début de la colonisation, notre actuel espace géographique était régi par des identités multiples : tribale, territoriale, religieuse, etc. Selon lui, l'idée nationale n'est apparue qu'après l'étiolement de ces idées après 1830. Le concept d'Algériens a d'abord été lancé par les Européens d'Algérie avant que ceux-ci n'y renoncent (pour ne pas perdre les privilèges accordés par la France coloniale). Cette dénomination devait ensuite, selon lui, être reprise par les intellectuels. « Les fondements de la nation, considère-t-il, étaient au départ arbitrairement limités à la langue et à la religion. » Son raisonnement le conduira à poser le postulat selon lequel l'Algérie était une création du passé ottoman et, en partie, une création française pour avoir annexé des territoires comme le Gourara, Touat, Tidikelt, etc. Pour M. Harbi, qui dit s'être déjà exprimé par le passé sur le fait qu'« il n'y a pas de construction de l'Etat-nation algérien sans tenir compte de la dimension maghrébine », cet aspect nous aide à mieux comprendre le conflit que nous avons avec nos voisins qui, dès le départ, étaient beaucoup plus attachés à leurs frontières. « Il fallait repenser l'idée de la nation dès le départ, c'est-à-dire au moment de la création du FLN, mais on ne l'a pas fait », atteste le témoin de la guerre de Libération qui voit là l'une des raisons qui ont fait qu'on a accédé à l'indépendance (la revendication essentielle) dans le déchirement qui a généré par la suite des conflits, des cicatrices, mais aussi une résorption (salutaire). M. Harbi milite pour accepter l'idée d'« un conflit d'intérêts qu'on peut petit à petit réguler et qui peut devenir un facteur de régulation et non de fracture ». Il évoquera, par ailleurs, les « coups de force » qui ont caractérisé l'histoire contemporaine dont ceux de 1956, de 1962, de 1967 (Zbiri cité nommément) et les « assassinats politiques » (sans donner de détails à ce sujet). Il suggère en conclusion d'« aménager d'une autre manière les rapports tumultueux entre le savoir et le pouvoir ». « Comment être à la fois populaire et d'avant-garde », s'est-il en outre interrogé pour que, répond-il, « le peuple ne se sente plus différent des élites, mais en communion avec elles ». Son souhait est de « sortir d'un pays qui se considère comme sujet éternellement victime, singulier, narcissique », et ce, pour construire un Etat-nation viable et stable. Le débat qui a suivi son intervention était parfois passionné, mais pour le conférencier, la sortie de la crise actuelle est une condition nécessaire pour espérer aborder avec sérénité l'histoire du pays centrée pour le moment sur la guerre d'Algérie, mais écrite souvent selon les intérêts de groupes, de personnes, d'itinéraires, de légitimation, etc. L'accès aux sources représente pour lui l'un des handicaps majeurs qui se dressent devant l'historien algérien. « L'histoire concerne pourtant tout le pays », considère M. Harbi qui n'a pas souhaité s'exprimer en aparté devant la presse.