Lors de son intervention jeudi aux débats du journal El Watan, l'historien a estimé que même la démocratie, nouvelle du reste dans le pays, n'a jamais dépassé le stade du discours chez les dirigeants. C'est parce qu'il a été un acteur de premier plan et témoin privilégié de l'évolution du mouvement national que son appréciation de la vie politique nationale a souvent valeur d'autorité. Et son double statut d'intellectuel et d'acteur du mouvement national le prédestine naturellement à apporter un regard serein, sans complaisance pour ainsi dire, sur la vie politique nationale. Sommité reconnue et historien de renom, Mohamed Harbi a restitué jeudi l'espace d'une conférence “sur les intellectuels et le pouvoir en Algérie”, dans le cadre des débats du quotidien El Watan, les relations pour le moins singulières, ambiguës et parfois conflictuelles entre l'intelligentsia algérienne et le pouvoir. Même si son intervention a donné la part belle à l'époque du colonialisme, Mohamed Harbi ne s'est pas empêché de commenter l'Algérie politique de ces trente dernières années. Conjoncture oblige, il a estimé que “les élections sont faites depuis 1962 par l'administration et non par l'opinion”. “C'est une bataille qu'il faut mener”, dit-il. Une bataille qui peut être menée par tous ceux qui réfléchissent, et non circonscrite seulement aux intellectuels bien que ces derniers aient souvent eu vocation à poser les problématiques. Mohamed Harbi estime que “l'Algérie d'aujourd'hui n'a tiré aucune leçon de ce qui s'est passé pendant la guerre”. “L'opinion est fragmentée”, constate-t-il. Même la démocratie, nouvelle du reste dans le pays, n'a jamais dépassé le stade du discours chez les dirigeants. “On parlait déjà à l'époque de démocratie, mais aucune formation ne fonctionnait démocratiquement. La violence a existé dans les rapports même pendant la Révolution”. D'ailleurs, il n'a pas manqué dans ce contexte de rappeler certains épisodes, comme celui de la bleuite, lesquels illustraient à ses yeux les préjugés dont sont victimes parfois les intellectuels. Rappelant le rôle qui échoit à l'intellectuel, Mohamed Harbi a replongé l'assistance dans les péripéties du mouvement national et les relations tendues souvent entre les intellectuels et les responsables du PPA ou ceux du FLN, plus tard. “Les échanges manquaient de sérénité (…) Avec le FLN qui revendique le monopole de la représentation, certains intellectuels se sont intégrés dans l'appareil, soit comme conseillers, soit comme bureaucrates ou encore comme ambassadeurs. Mais d'autres à l'image de Mammeri ou Dib ont préféré rester à l'extérieur”. M. Harbi précise plus loin qu'“il y a une institutionnalisation forcée du comportement politique”. Le FLN, qui a longtemps incarné le pouvoir en Algérie et sur lequel l'historien a écrit plusieurs livres, a été décliné sous toutes ses coutures, particulièrement sous ses contours post-indépendance. “Il y a eu une militarisation du mouvement politique et une intégration du monde rural dans le tissu de la nation (…) le FLN n'offrait que la soumission à son projet. Il ne tolérait que des organisations sociales constituées d'en haut”, soutient-il. “Le mouvement du développement engagé après l'Indépendance va séduire de larges pans de l'intelligentsia, laquelle attirée par le carriérisme se confine à l'autocensure”. “Il y a eu recours à la corruption et l'université avait cessé d'être pôle d'élite au profit de pôle où on sélectionne selon la soumission” tandis que “les opposants ont été jetés en prison ou poussés à l'exil”, ajoute-t-il. Résultat des courses : dans les années 1980, les erreurs du développement vont créer une panne, illustrées par trois “bombes” : la culture berbère traînée depuis les années trente ; l'école orientée et enfin le nationalisme qui n'a jamais pris en compte les diversités du pays. Cela dit, l'orateur relève des différences entre le FLN de la guerre et celui de l'Indépendance. “C'était un cartel d'élites venues d'horizons divers, mais à l'Indépendance, certaines figures comme Aït Ahmed ou Boudiaf ont refusé de jouer le jeu de l'appareil qui s'appuyait sur les militaires”. La solution ? “Tous ceux qui réfléchissent. On a besoin d'une intelligentsia qui ne dissocie pas sa pratique intellectuelle de sa pratique politique”, résume l'intellectuel. Karim Kebir