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Les multiples visages du modèle turc
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La réélection, en juin 2011, du Premier ministre, Recep Tayyib Erdogan, à la tête de la Turquie, a confirmé l'ancrage dans la société turque de l'AKP, le parti islamique majoritaire dans le pays depuis 2002.
Dans ce contexte, force est de constater que le «modèle turc», si souvent mis en avant par les pays occidentaux au cours du XXe siècle, a fortement évolué et suscité une attention croissante de la part des voisins arabes de la Turquie. Compte tenu des bouleversements géopolitiques qui affectent l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient depuis près d'un an, ce pays frontière entre Orient et Occident, fort d'un Etat laïque et démocratique, dirigé par un parti islamique plébiscité par son peuple et non arabe, peut-il devenir une source d'inspiration régionale ? L'une des conséquences les plus surprenantes du «printemps arabe» a été la mise en exergue du modèle turc.
Face à ces soulèvements en chaîne imprévus, qui ont épargné, Dieu merci, notre pays, montrer la Turquie en exemple, est devenu un exercice incontournable pour nombre de journalistes et d'experts, comme pour certains responsables politiques. Ce n'est pas la première fois que ce pays musulman atypique, situé au carrefour de plusieurs aires culturelles, devient une référence en raison des expériences originales qu'il conduit.
En son temps, la Turquie de Mustapha Kemal, a, elle aussi, été montrée en exemple au monde arabo-musulman qui n'a pas été sans influence sur les leaders nationalistes arabes. Les Algériens Messali El Hadj et Ferhat Abbès, les Marocains Abderrahim Bouabid et Mehdi Ben Barka, le Syrien Husni Al-Zaïm et surtout le Tunisien Habib Bourguiba, ont dit leur admiration pour le fondateur de la Turquie moderne.
Mais, le fort rejet de l'Islam professé par la Turquie républicaine des débuts et, par la suite, l'alliance de ce pays avec le bloc occidental dans le contexte de la guerre froide, ont empêché que le Kémalisme ne devienne une référence ouvertement revendiquée par les dirigeants arabes indépendantistes et progressistes. Si c'est bien de la Turquie de Recep Tayyib Erdogan que l'on parle de nos jours, le souvenir des précédentes expériences turques n'est souvent pas très loin et peut venir brouiller une spécificité contemporaine qui présente de multiples aspects intéressants.
En outre, il est important de s'intéresser à la destination et à la réception du modèle turc, car si pendant longtemps l'invocation d'une république laïque, évoluant vers la démocratie a été l'une des solutions prônées par les pays occidentaux pour promouvoir «le développement» d'un monde musulman qui ne paraissait pas toujours convaincu, néanmoins, par le modèle proposé, de nos jours la référence à l'expérience post-islamiste du Parti de la justice et du développement (AKP) semble plus ravir les peuples arabes que réjouir des responsables américains ou européens souvent dubitatifs. Pourtant, au début de la guerre froide, alors que de nouveaux équilibres stratégiques sont en train de s'établir en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient, la Turquie, inquiète de la puissance et des ambitions qui sont désormais celles de son grand voisin soviétique, va se résoudre à entrer dans le bloc occidental.
Cet aggiornamento diplomatique, qui passe par l'acceptation du plan Marshall, la reconnaissance de l'Etat d'Israël, l'entrée dans le Conseil de l'Europe, et l'organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) s'accompagne d'une adhésion d'Ankara au système politique de ses nouveaux alliés. Le régime autoritaire du parti unique se transforme en une démocratie parlementaire pluraliste, et l'ex-parti unique kemaliste perd même le pouvoir en 1950. Un modèle turc renouvelé apparaît alors : celui du pays musulman, fidèle allié de l'Occident et bon élève de la démocratie libérale. Dans le contexte de la décolonisation, alors que de nombreux pays d'Afrique et d'Asie accèdent à l'indépendance et sont à la recherche de modèles politiques, la Turquie apparaît comme un pays en développement qui a choisi le système occidental. De ce fait, elle n'entre pas dans le mouvement des non-alignés et se coupe encore plus du monde arabe.
C'est au mois de février 2011, alors que la révolution égyptienne est en train de renverser le régime d'Hosni Moubarek, qu'un nouveau modèle turc commence a être popularisé par les médias. Ce modèle est pourtant bien différent de celui que nous venons d'évoquer. Ce n'est plus la Turquie d'Atâturk, mais celle de Recep Tayyib Erdogan.
A cette époque, le think tank turc, Tesev, publie les résultats d'une enquête fort instructive sur la nouvelle image de la Turquie. Les auteurs de cette étude, menée entre le 25 août et le 27 septembre 2010 auprès de 2267 personnes dans sept (7) pays arabes (l'Irak, la Syrie, le Liban, la Jordanie, l'Egypte, l'Arabie Saoudite et les Territoires palestiniens), ainsi qu'en Iran, révèlent que 66% des personnes qu'ils ont interrogées estiment que la Turquie contemporaine est le résultat réussi d'un mariage de l'Islam avec la démocratie, et qu'elle peut servir d'exemple aux pays du Moyen-Orient et du Maghreb.
Les personnes sondées sont d'accord, à plus de 70%, pour dire que le rôle de la Turquie au Moyen-Orient s'est récemment accentué, et pour souhaiter que ce pays joue un rôle plus important dans la région, en particulier pour qu'il assume la médiation du conflit israélo-palestiniens. Les auteurs de cette enquête font également remarquer que la Turquie a gagné un degré très important de sympathie chez ses voisins arabo-musulmans, alors même qu'on a longtemps vécu au XXe siècle sur l'idée reçue que Turcs et Arabes étaient définitivement devenus des frères ennemis. Sans remonter à la révolte arabe de 1916, les auteurs rappellent notamment qu'en 2002, les sondages montraient que la Turquie était l'un des pays les plus mal-aimés du Moyen-Orient. Ils attribuent ce retournement d'opinion aux changements qu'à connus la politique étrangère turque, sous l'impulsion de l'AKP, et notamment à l'attention marquée qu'a manifestée la Turquie à l'égard de ses voisins arabo-musulmans au cours des dernières années.
Mais ils insistent également sur la capacité nouvelle de celle-ci à développer son influence au Moyen-Orient, en suivant de nouvelles voies, créant notamment l'intensification des politiques de coopération de la diplomatie turque et également la croissance de l'influence culturelle de ce pays. En revanche, la question kurde reste le défi le plus redoutable pour le gouvernement de Recep Tayyib Erdogan, alors même que son ouverture démocratique de 2009 s'est enlisée, que ses relations avec les forces politiques kurdes légales se sont dégradées et que la recrudescence des violences dans le sud-est du pays a fait plusieurs centaines de morts dans les rangs de la rébellion et des forces armées turques depuis 2010. Il reste que si la majorité actuelle obtient des résultats probants sur ces dossiers, l'expérience turque pourrait avoir une influence certaine sur un monde arabe, qui, après les soulèvements populaires qui s'y sont produits, est en pleine recomposition politique.
La principale inquiétude concerne finalement les velléités des Turcs de promouvoir un nouvel ordre international, allant à l'encontre des intérêts et des valeurs américains. De ce point de vue, la prétention des Turcs à s'ériger en porte-parole du monde musulman ou a défendre la place des pays émergents dans le système de gouvernance mondiale (notamment via le G20), ébranle régulièrement le cadre de discussion bilatéral.
Son crédit étant notoirement affaibli au Moyen- Orient dans ce qui est aujourd'hui le périmètre d'influence des Turcs, Washington est évidemment contraint de prendre en compte les messages que la Turquie y diffuse. Le rôle majeur de la Turquie face à l'Iran dans le contexte irakien et sa capacité de médiation en Afghanistan sont des éléments essentiels dans l'équation de stabilisation régionale. S'il ne leur est pas toujours possible de travailler ensemble, la base d'une bonne entente doit en tout cas être maintenue, car la Turquie pourrait servir de relais modérateur sur tous ces terrains. La diplomatie turque semble elle-même au bord d'un syndrome d'over-stretch à l'américaine.
Présente et active sur tous les terrains à sa portée, du Caucase aux Balkans, elle peine à maintenir sa cohérence et ne déploie pas une vision politique claire.A ce titre, la crise du «printemps arabe» constitue un test à grande échelle de la capacité des Turcs à assumer leurs responsabilités nouvelles de puissance. La Turquie est apparue absente face aux événements tunisiens, assez distante face à la révolution égyptienne, exagérément résistante sur les dossiers libyen et syrien. Il est donc trop tôt pour dire si les essais diplomatiques en cours ouvriront des perspectives nouvelles au service d'une stabilité régionale mise à mal par l'expérience néo-conservatrice. Les avancées turques dans le monde arabe semblent encore souvent dictées par un désir de revanche sur l'histoire : reste à définir un projet viable pour l'avenir.
Note :
- Turquie : le Putsch permanent, Erole Özkoray
- La Turquie : une étoile montante, Stéphen Kinzer
- La République laïque turque Robert, Anciaux.
- Revue Futuribles n°379 novembre 2011.


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