Mouloud Mammeri romancier, on connaissait, mais assez peu le dramaturge et presque pas du tout l'essayiste. Il a fallu imposer à des départements indigents et médiocres de l'université algérienne l'étude du discours et du texte mammerien pour que naissent et éclosent comme mille fleurs des compétences qui se sont livrées à un examen sérieux et intègre de la production intellectuelle de certains auteurs tenus jusque-là comme indésirables dans la cité de l'unanimisme. Tout récemment, le talent d'une universitaire a débusqué le discours anticolonial dans le genre épistolaire de Mouloud Mammeri (in L'étude de Malika Kebbas sur La controverse indirecte M. Mammeri/A. Camus suite à la Lettre à un Français - entretien sur la littérature et les arts, numéro spécial février 1957 coordonné par Jean Senac et publié à Rodez par les éditions Subervie - comme réponse aux lettres camusiennes à un ami allemand -1945-, in A. Camus assassinat post-mortem, éditons APIC, Alger 2004). M. Mammeri polémiste épistolaire reste très intellectuel et esthète avec beaucoup d'ironie socratique et d'humour diogénique. L'attaque frontale contre Albert Camus reste un exemple de polémique de grande dignité et de grande volée académique et universitaire, entre gens cultivés, coprésents sur la scène politique et sur le front culturel, mais qui se respectent même dans le désaccord absolu (quelle leçon de tolérance autant que de fermeté). La conjoncture sordide, qui nous accable ce jour avec sa cohorte d'événements si affligeants (controverse sur la colonisation, provocation sur le respect contradictoire des droits de croyance et des devoirs de déontologie, ostracisme à l'admission d'un Etat musulman européen à la communauté des 5 + 15) et les tempêtes de bénitier ou de lavoir autour du bassin de la grande bleue, convoque le discours adéquat, parce que le plus digne et le plus objectif né en des conjonctures moins passionnées, le discours anticolonial de Mouloud Mammeri, longtemps tenu sous le boisseau et passé sous silence par les plumitifs de service, les vigiles intellectocides. Après les romans des années 1950 et 1960 et la reprise en baroud d'honneur dans la si sinistre décennie 1980, Mouloud Mammeri se livra à une espèce de jeu de vérité sur fond de tragédie, lui si alerte et si goguenard qui préférait le genre satirique et les sotties d'une ironie mordante. Mouloud Mammeri nous a légué trois pièces de théâtre, une écrite dans la décennie 1970 et publiée en 1973 à la librairie académique Perrin à Paris en France et censurée depuis (Le banquet ou la mort absurde des Aztèques) et deux autres pièces aux genres si différents : Le Foehn (une tragédie historique publiée en France en 1982 et jouée une fois au TNA) et une sottie politique d'une ironie au vitriol achevée peu avant la tragique mort accidentelle de cet intellectuel iconoclaste et libertaire : La cité du Soleil, espèce de parodie de la cité de Dieu de Saint-Augustin. Comme de coutume, le sarcastique Mouloud Mammeri nous a joué un de ses tours favoris savamment ourdi entre la provocation goguenarde et la chiquenaude méprisante pour les esprits ankylosés que nous sommes devenus (les moutons de Panurge qu'on a fait de nous avec notre assentiment). Le visionnaire écrivait en exposition dans sa première pièce Le Banquet ces propos inspirés directement de la pensée de Paul Valery (La crise de l'esprit) et qui semblent répondre directement aux campagnes actuelles de haine sur fond d'intolérance religieuse et de reprise d'épuration ethnique : « ... Nous, autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Cette découverte que l'Occident fait avec le processus colonial qu'il met en branle pour conquérir le monde aboutit paradoxalement, comme le soulignait Paul Valery et comme le rappelle si judicieusement Mouloud Mammeri, à une sorte de prise de conscience de l'éphémérité qui devient dans la culture occidentale un véritable syndrome, alors qu'elle s'était acclimatée dans les autres cultures et les autres civilisations comme une leçon de sagesse et surtout de tolérance. Le résultat auquel va parvenir la culture colonialiste c'est d'être prise au piège de croire à sa survie éternelle en maîtrisant la mort devenue un instrument de gouvernance et de gestion de la vie des êtres humains. Mais la rage de survivre a provoqué dans la culture colonialiste une terreur de l'anéantissement qui se transforme par transfert et par dépit en rage de tuer autrui et de le détruire croyant survivre en se nourrissant des cadavres des peuples soumis et exterminés. « L'angoisse renaissait à chaque aube, parce qu'à chaque aube, les hommes n'avaient jamais que le sursis d'un jour. » (Le Banquet) On ne peut mieux souligner la barbarie que les Aztèques et tous les peuples opprimés vont devoir supporter de la part de conquérants cupides et terrorisés par leurs propres actes inhumains expressions de leur syndrome d'éphémérité et de leur terreur. Mais Mouloud Mammeri actualise de manière fine et subversive la grande peur du syndrome colonial. Il n'y a pas que le colonisateur qui est terrorisé, soulignera-t-il comme pour tempérer les fausses ardeurs idéologiques des héros libérateurs qui obligent leurs peuples soumis et contrits à des logiques néocoloniales légitimées par la violence des discours d'autorité et d'exclusion. Le libérateur est lui aussi victime d'un syndrome équivalent à celui du colonisateur, car dira le sage Aède de Taâssast : « Mais il y a mieux. Il y a que, si l'autre, par une espèce de fidélité héroïque ou désespérée, refuse de jouer le jeu de la civilisation, il n'évite pas la capitulation, il ne fait que changer les formes. Rien n'y fait, le dernier des Mohicans est pris au piège de sa propre résistance. Car, quand l'autre nié se crispe sur tout ce qu'il croît être lui, quand il se fige dans l'opposition stérile, quand il assume indistinctement le meilleur et le pire ou le plus étrange d'une nature qu'il s'invente à rebours, il travaille à son existence enchantée, c'est-à-dire coupée des réalités juteuses et denses. Par peur de disparaître, il se condamne à l'hibernation. » (Le Banquet, 1973,).