La poésie, selon une définition du romancier français, Michel Butor, serait cette «chose qui n'est pas en mesure de passer d'une langue vers une autre». Cela équivaudrait à dire que la traduction de la poésie relèverait de l'impossible littéraire proprement dit. Les recherches linguistiques en la matière ne sont pas loin de l'affirmer. D'ailleurs, l'histoire de la littérature conforte bien ce point de vue, dès lors que les textes poétiques, une fois traduits, perdent de leur éclat original et, surtout, de leur sonorité, cette chose si essentielle à toute poésie. Charles Baudelaire (1821-1867) aurait-il saisi cette leçon avant terme pour s'être contenté de traduire les nouvelles et les quelques écrits théoriques d'Edgar Alan Poe (1810-1849) plutôt que la poésie de ce dernier ? A l'opposé, Stéphane Mallarmé (1842-1898), le grand poète symboliste, s'était aventuré à rendre, en français, la poésie de Poe en dépit, dit-on, de son imparfaite connaissance de l'anglais.Il se trouve, cependant, quelques exceptions qui contredisent, sur le plan pratique, ce qui est déjà galvaudé à propos de l'impossibilité d'une traduction poétique qui rivaliserait avec le texte original. Il arrive aussi que ceux qui entreprennent de faire passer «les belles choses» d'une langue vers une autre, sont tout d'abord des poètes. Cependant, faut-il le dire, ils ne sont pas légion. Cette rareté s'expliquerait peut-être parce que l'amour-propre de tout poète lui interdit de se transformer en «prête-nom». Sous la plume du grand poète libanais, Nicholas Fayadh (1872-1959), je viens de relire, avec le même plaisir, sa traduction-adaptation du fameux poème Le lac de Lamartine (1790-1869). Sans la moindre exagération de ma part, je dirais que ce texte poétique passé en langue arabe est l'une des grandes merveilles de la traduction poétique. Ce poète, médecin de formation, me donne, personnellement, une certaine manière de procéder quand il s'agit de «transférer les belles choses» d'une contrée linguistique vers une autre diamétralement opposée à la première : il ne faut pas se contenter de se mettre dans la peau de tel poète ou autre ; il faut surtout chercher des équivalents dans l'histoire littéraire de la langue d'arrivée. Pour passer Le lac de Lamartine, avec le même bonheur que celui de l'original, Fayadh, est allé «s'abreuver» chez les poètes andalous, et tout particulièrement chez le talentueux Ibn Zeydoun (1003-1071). Celui-ci – et cela est connu –, est l'auteur du plus beau poème qui se puisse lire en littérature arabe classique sur la nostalgie amoureuse et son rongement interne. Eloigné de sa bien-aimée, la distinguée princesse Wallada, elle-même femme de Lettres, il évoque ses jours heureux auprès d'elle à Cordoue. Fayadh a observé la même métrique d'Ibn Zeydoun et, surtout, la même sonorité, sans trahir le moins du monde le contenu du poème de Lamartine. C'est dire que cette technique de traduction poétique – qui, en même temps, transcende la technique – est rarement suivie, de nos jours, par les «passeurs des belles choses», pour les nommer ainsi. Un tel exemple de réussite ne court pas les rues ni même les allées de bibliothèques. Nous pouvons le trouver cependant chez Abderrahmane Azzam, traducteur des poèmes mystiques du philosophe pakistanais Mohammed Iqbal (1877-1938), ainsi que chez Ahmed Rami, traducteur de l'œuvre poétique de Omar Khayyâm (1048-1131) ou encore chez l'Algérien Aït Amrane, traducteur en tamazight de quelques fables de la Fontaine et, disent d'éminents spécialistes, chez Boris Pasternak, traducteur de Shakespeare. N'est-ce pas là une belle manière de transférer de belles tranches d'humanités d'une langue vers une autre, en un subtil et passionnant voyage ? [email protected]