Texte de la communication prononc�e le 30 mars 2007 � l�occasion de l�Evocation Feraoun � la Maison de la Culture de Tizi-Ouzou J�interviens ici en tant qu�artisan des mots soucieux, pardonnez- moi, d�ajouter mes mots � ceux de Feraoun pour dire Feraoun. Soucieux aussi de le lire. Ce que je livre l� est une sorte de voyage libre dans et autour de l��uvre de Mouloud Feraoun, de sa vie, des marges de l�une et de l�autre. Je fais ce voyage dans la discontinuit� chronologique, en brouillant � mon corps d�fendant les rep�res de lisibilit� et en oubliant qu�il faille conclure car, s�agissant de conclusion, il n�y en aura jamais de d�finitive puisque, et je l�esp�re, on continuera � lire et relire Feraoun. Je commence par un aveu. Lorsque les organisateurs de la rencontre m�ont demand� comment je souhaitais intituler cette communication, � ou plut�t cette causerie �, j�ai r�pondu spontan�ment, sans coup f�rir : l�h�ritage de l�humanisme de Feraoun ! J�avais, en v�rit�, peu ou pas du tout r�fl�chi � la lourdeur de la t�che, � la pr�tention de l�entreprise, et � la multiplicit� des cons�quences de cet �nonc�. Dont cette cons�quence induite en trois temps : premier temps : sous-entendre qu�au lieu de poursuivre cette pratique de c�l�brations d�sincarn�es, il faut au contraire visiter ou revisiter les textes ; deuxi�me temps : sugg�rer de cesser ces hommages g�n�raux et interchangeables, ces �vocations fugaces le temps d�un anniversaire, et parfois m�me ces invocations lorsque la paresse de lire conjugu�e au culte maraboutique des absents pousse � la sanctification postmortem ; troisi�me temps, qui a � voir avec le temps pr�c�dent et avec celui d�avant m�me : endiguer la �comm�morite� (action compulsive de comm�morer � tout-va !) au profit de la fructification de ces v�ritables tr�sors que sont les livres, � tr�sors pr�cieux � condition de les lire et de les faire lire. Pour cela, l��crivain Mouloud Feraoun a besoin de trois choses : 1 : �tre lu ; 2 : �tre lu ; 3 : �tre lu. Le martyr Mouloud Feraoun, assassin� par les criminels de l�OAS, a besoin, lui aussi, de trois choses : 1 : �tre lu ; 2 : �tre lu ; 3 : �tre lu ; On pourrait s�en tenir l�. Fermer le ban et repartir chacun avec nos ouvrages de Feraoun sous le bras. Mais non, il faut lire et, pourquoi pas, dans le partage, en public, en faisant circuler le sens et les interrogations, en multipliant les �chos. Feraoun nous a r�unis. Il peut m�me nous unir. Toujours cet humanisme, au-del� des frictions qui nous font en tant que pass� et nous d�font d�ores et d�j� comme avenir. Lire, et dans la connivence. Il est des moments o� le talent du lecteur ravive celui de l��crivain et lorsque le lecteur est multiple le talent de l��crivain est forc�ment sym�triquement multiple. Lire Feraoun donc, ici et maintenant. Relire ce recours non point � la fatalit�, mais � une sorte de transcendance de la volont� comprise dans le premier chapitre de Le Fils du pauvre. Il y est �crit ceci : �Nul n�est ma�tre de sa destin�e, � Dieu cl�ment ! S�il est d�cid� l�-haut que l�histoire de Menad Fouroulou sera connue de tous, qui peut enfreindre ta loi ?� Il y a des choses qui �chappent � la projection, et m�me au libre arbitre. Faut-il s�en remettre, et pour de bon, au-del� de la formule, � ce �ma�tre de la destin�e � ? Sa vie durant, en tant qu�homme, et en tant qu�homme embl�matique de pressions contradictoires (l��cole de Jules Ferry et son humanisme, et ses Lumi�res et l��cole de la mis�re kabyle et ses lumi�res sur les raisons de son advenue), en tant qu��tre pensant, r�fl�chissant, se battant, esp�rant, r�vant, vibrant, est condens�e dans ses �crits, dans ces �crits paisibles, souvent empreints de tendresse, doux, o� m�me les conflits opposant les protagonistes les plus inconciliables en arrivent � arrondir les angles et � se d�nouer par l�intelligence et l�intelligence du c�ur. Tout l�h�ritage sensible, intellectuel, esth�tique, mental, que l�on peut et doit esp�rer de lui est dans ses �crits. Il faut le chercher, cet h�ritage. Il faut le trouver. Il est � la port�e de nous tous car il nous est destin�. Il est pr�s de nous et peut-�tre m�me en nous. Par �modestie et par pudeur, Menad Fouroulou, anagramme de Mouloud Feraoun, (Feraoun est le patronyme allou� arbitrairement par l�administration coloniale aux A�t Chavane de Tizi Hibel) scelle son pacte biographique avec un �ami qui ne le trahira pas�, � qui n�est pas lui, bien entendu �, choisi parce qu�il �n�ignore rien de son histoire � en sa qualit� de �fr�re curieux et bavard, sans un brin de m�chancet� � qui l�on pardonne en souriant�. Lire et/ou relire aussi cette motivation d��criture : �Lorsque tout sera dit sur ton compte, Fouroulou, tu auras peut-�tre cess� de vivre car la vie n�est pas longue, d�cid�ment. Tes enfants, les enfants de tes enfants, sauront-ils que tu as souffert ? Oui, il serait bon qu�ils le sachent, mais ils auront � souffrir, eux aussi, � aimer, � lutter. Quelle le�on conviendrait-il de leur donner ? �Une le�on ? Il n�y a pas de le�on�, murmures-tu. Je vois ton sourire doux et r�sign�. Tu veux que le narrateur se taise. Non, laisse-le faire. Il n�a pas beaucoup d�illusions mais il t�aime bien. Il racontera ta vie qui ressemble � des milliers d�autres vies avec, tout de m�me, ceci de particulier que tu es ambitieux, Fouroulou, que tu as pu t��lever et que tu serais tent� de m�priser un peu les autres, ceux qui ne l�ont pas pu. Tu aurais tort, Fouroulou, car tu n�es qu�un cas particulier, et la le�on, ce sont ces gens-l� qui la donnent.� C�est cela, le g�nie de Feraoun : brouiller les pistes dans une splendide clart� o� on surprend un instituteur qui non seulement se garde de donner des le�ons mais accepte d�en recevoir, du fait m�me de l�existence des siens, des autres, de l�Autre. Les siens ? Nous, ici, mais aussi partout o� le fil d�Ariane de la continuit� historique, de la perp�tuation des peuples, des cultures, des langues, des traditions en colonnes vert�brales d�une identit� en devenir, contraint les hommes � la dualit� et m�me � une certaine ubiquit� sociale et identitaire. Dans le m�me temps, �tre ici et l�, �tre l�eau et le feu, �tre l�Eux et le Nous. Feraoun a incorpor� la tol�rance, bas�e sur l�intelligence des partages, dans sa cosmogonie. C��tait, comme on dit aujourd�hui, un passeur. A dater de lui, le chemin entre l�ici et l�ailleurs, entre le dedans et le dehors, est parcouru, le foss� s�est r�tr�ci. La rencontre devient possible autrement que dans le conflit, la domination, l�inf�riorisation. Elle devient possible en tant que telle, dans un �change o� la culture devient la m�diation. Pas un �crivain de sa g�n�ration et de sa condition (fils du pauvre ayant acc�d� � l�instruction et au statut social idoine) n�a concili� aussi harmonieusement l�humanisme des livres et celui, oral, de la transmission traditionnelle kabyle. Plus tard, lorsque les lois de la guerre sommaient de rompre l��quilibrisme intime, devenu difficilement supportable comme il est d�crit dans La cit� des roses, cette conciliation est douloureusement v�cue. L�humanisme encore, qui survient dans l�antagonisme ? L�humanisme de Feraoun, c�est cette culture de la connaissance des siens dans la langue de l�autre, cet entrem�lement spontan� entre le monde de l�imaginaire kabyle et une p�dagogie de la rationalit� sociale dans la description de la Kabylie, cet univers dont l�axe de gravitation est l�homme (l��tre humain) n�est-il pas ce qu�on appelle aussi �l�universel� ? Feraoun disait : �J�ai �crit Le Fils du Pauvre pendant les ann�es sombres de la guerre, � la lumi�re d�une lampe � p�trole. J�y ai mis le meilleur de mon �tre. Je suis tr�s attach� � ce livre. D�abord je ne mangeais pas tous les jours � ma fin, alors qu�il sortait de ma plume, ensuite parce qu�il m�a permis de prendre conscience de mes moyens. Le succ�s qu�il a emport� m�a encourag� � �crire d�autres livres (�) Il faut ajouter ceci : l�id�e m�est venue que je pourrai essayer de traduire l��me kabyle. J�ai toujours habit� la Kabylie. Il est bon que l�on sache que les Kabyles sont des hommes comme les autres. Et je crois, voyez-vous, que je suis bien plac� pour le dire. Le domaine qui touche l��me kabyle est tr�s vaste. La difficult� est de l�exprimer le plus fid�lement possible. � L�humanisme est d��vidence universel partout. Et ce n�est pas un hasard si la petite voix des personnages de Feraoun a su murmurer � tant de gens � travers le monde les si�cles des si�cles de la vie des �rudes montagnards � que nous sommes. A cet autre niveau, je veux faire remarquer que la force des �crivains est aussi de transmettre des v�rit�s ordinaires en poncifs. En disant des Kabyles �nous sommes de rudes montagnards �, Feraoun a touch� juste, tellement juste, que c�en est devenu une expression courante, une sorte de carte d�identit� collective que l�on croirait l�gu�e par les anc�tres �voqu�s, chez lui, non pas comme une galerie de portraits mythiques (comme chez Kateb Yacine) mais dans le visage concret, palpable du p�re, du grand-p�re, de ces hommes qui tissent la cha�ne qui remonte aux sources premi�res. J�entends l�humanisme chez Feraoun dans le sens que lui donnait Andr� Comte-Sponville : �L'homme n'est pas mort : ni comme esp�ce, ni comme id�e, ni comme id�al. Mais il est mortel ; et c'est une raison de plus pour le d�fendre.� (Pr�sentations de la philosophie) Cet humanisme pratique et moral, qui parcourt l��uvre de Feraoun, qui est dans le non-dit autant que dans le formul�, dans le silence que dans le mot, sur les lignes qu�entre elles, c�est celui qui fonde le respect de l��tre humain comme un devoir presque naturel et qui dresse ces interdits �thiques qui r�prouvent le meurtre, la torture, l�oppression, l�asservissement, le viol, le vol, l�humiliation. Tout chez Feraoun, la moindre id�e, la moindre pulsation po�tique, le moindre �clair philosophique d�nonce, au nom d�un humanisme qui va de soi, qui est l� sans qu�on le remarque forc�ment comme on ne remarque pas l�oxyg�ne qu�on respire, ces atteintes � la vie et � la dignit� de l�homme. On le voit, d�j� � ce niveau, l�h�ritage humaniste de Feraoun est d�une grande actualit�, en ces temps o� l�homme ne vaut que ce que lui imputent de valoir les pouvoirs de la force et de l�argent. Jamais celui des id�es, et des sentiments ! A la r�flexion, j�aurais d� adjoindre le concept d�universalit� au primitif humanisme que je voudrais, en tant que lecteur des ann�es 2000, extraire et fructifier de l��uvre de Mouloud Feraoun. Le moment venu, on trouvera o� se nichent et l�humanisme et l�universalit� dans une �uvre qui se pr�sente dans sa d�routante simplicit�. Mais attention, derri�re le trompe-l��il de �litt�rature d�instituteur�, deux mots de grande noblesse, Feraoun a plant� une �uvre indestructible parce qu�elle plonge ses racines dans nos �mois ancestraux en tant que Kabyles universels, et ces �mois sont non seulement h�r�ditairement transmis (l��motionnel est-il, lui aussi, de l�ordre de la culture ; c�est � la litt�rature de le rendre) mais, en plus, frapp�s au coin du sens commun, ce qui est le pseudonyme de l�universalit�. Ces qualit�s litt�raires proviennent du fait que Feraoun appara�t, dans ses romans, tout � la fois comme conteur et sociologue, p�dagogue, po�te. Il faut �tre tout cela � la fois, sans doute, pour d�peindre l�in�dite ��me kabyle�. J�ai dit, en fait, que le meilleur hommage � rendre � Mouloud Feraoun, voire le seul hommage � mon sens, c�est de lire et/ou de relire son �uvre. Cela peut valoir tous les discours compassionnels, admiratifs, �logieux, hagiographiques que l�on peut tenir et que l�on tient, � saisons fixes, depuis sa disparition brutale et injuste en mars 1962, victime de l�OAS. J�ai dit cela et je me suis pr�cipit� pour relire, en vue de ce propos, ses trois principaux romans, � laquelle son �uvre n�est bien s�r pas r�ductible mais qui me semblent �tre le tr�pied sur lequel viendra se poser toute litt�rature qui, dans les temps qui le suivent, temps dans lesquels nous sommes, souhaite p�renniser l�universalit� de cette �rugueuse� �me kabyle que Feraoun a su si bien montrer car, quelque part, il l�incarnait. Ces trois romans sont, on le devine, Le Fils du pauvre, La terre et le sang et Les chemins qui montent. Ils font de lui un romancier fondateur, celui qui a �lev� au rang de poncif les ruelles tortueuses de Tizi-Hibel, maquill� sous des noms diff�rents, ses places, ses hommes, ses femmes, ses enfants, ses traditions, ses croyances, ses combats, ses espoirs, ses d�sesp�rances, ses exils. Avant lui, y avait-il des livres dont les personnages s�appelaient Fouroulou, Menad, Ahmed, Khalti, Titi, Ameur et, dans les cinq cents � mille pages que totalisent cette trilogie romanesque, on peut entrer une grande partie des noms et surnoms courants en Kabylie et qui n��taient, avant lui, nulle part �crits. Avant lui, connaissait-on un livre dans lequel la place en dalles de schiste s�appelait tajma�t ? J�ai retrouv� ce commentaire de Tahar Djaout que je cite avec d�autant plus d�int�r�t que nous partageons les m�mes appr�ciations : �Malgr� cette carri�re bris�e (par la mort), M. Feraoun restera pour les �crivains du Maghreb un a�n� attachant et respect�, un de ceux qui ont ouvert � la litt�rature nord-africaine l�aire internationale o� elle ne tardera pas � inscrire ses lettres de noblesse. Durant la guerre implacable qui ensanglanta la terre d�Alg�rie, M. Feraoun a port� aux yeux du monde, � l�instar de Mammeri, Dib, Kateb et quelques autres, les profondes souffrances et les espoirs tenaces de son peuple. Parce que son t�moignage a refus� d��tre manich�iste, d�aucuns y ont vu un t�moignage h�sitant ou timor�. C�est, en r�alit�, un t�moignage profond�ment humain et humaniste par son poids de sensibilit�, de scepticisme et d�honn�tet�. C�est pourquoi, cette �uvre g�n�reuse et ironique inaugur�e par Le Fils du pauvre demeurera comme une sorte de balise sur la route tortueuse o� la litt�rature maghr�bine a arrach� peu � peu le droit � la reconnaissance. C�est une �uvre de pionnier qu�on peut d�sormais relire et questionner.� Edmond Charlot, l��diteur alg�rois qui a promu Camus et Robl�s, et Amrouche et Roy, disait de Ferouan, qu�avant lui, la Kabylie � l�Alg�rie, r�alit� et parabole � �tait une terra incognitae dans le portulan litt�raire. Charlot : �A l�Ecole normale sup�rieure, les livres de son condisciple Robl�s l�avaient beaucoup impressionn�. Il s�est rendu compte que l�on pouvait �crire sur l�Alg�rie des �uvres o� les Alg�riens n��taient pas seulement des employ�s, des �chaouchs�, mais avaient une vie � eux, ce qu�on ne trouvait pas dans la litt�rature coloniale ou pas, appelez comme vous voudrez, qui a exist� avant.� C�est en tout cas pour cette puissance qui a permis � Feraoun de projeter son village � le mien, le n�tre � tous puisque nous sommes d�sormais dans l�universalit� � dans le lieu commun, dans ce que nous avons l�habitude de voir, d�entendre et de lire, que personnellement je tiens l��uvre de Feraoun pour des fondations vers lesquelles il faut constamment revenir parce que, dans l�errance des mots, il faut des ports d�attache pour se retrouver et se recouvrer, et cette �uvre est un refuge. Et un abri. Bien s�r que l�attachement � une �uvre et � un �crivain proc�de d�une succession de �hasards� du parcours personnel de chacun de nous. Ces hasards ne sont jamais tout � fait immanents ; ils sont tels que contrari�s par l�existentialisme de Sartre, c'est-�-dire d�une certaine mani�re choisis. Comme beaucoup de lecteurs, j�ai rencontr� Feraoun par hasard mais ce hasard �tait d�termin� par la confluence d�une double recherche : - celle d�un enfant en attente d�une repr�sentation de la Kabylie ; - celle, enfin, d�un lecteur qui cherchait derri�re les pages des livres quelque chose qui lui parle. Les deux �taient chez Feraoun. La Kabylie, matrice esth�tique, �tait pour moi, enfant, comme sans doute pour tous les enfants qui n�y ont pas v�cu, une sorte d�Eldorado, qui a servi de berceau � l�enfance de mon p�re. Cette enfance de mon p�re ressemblerait � s�y m�prendre � celle de Fouroulou. Dans ses exils o� il nous a entra�n�s, mon p�re parlait de la Kabylie de son enfance juste assez pour susciter et brider, dans le m�me mouvement, l�imagination. Lorsque j�ai lu Le Fils du pauvre, j�avais l�impression de d�couvrir tous ces mots que mon p�re n�a pas prononc�s et que ce livre �tait �crit pour moi � et pour tous les enfants dont la r�alit� des origines �tait r�duite � flotter dans l�imaginaire. Ce livre a �t� �crit pour nous par un certain Mouloud Feraoun mais, de toute �vidence, � la demande de mon p�re et de tous les p�res de tous les enfants qui avaient besoin de mots justes pour parachever la figuration d�un imaginaire. La Kabylie dont le p�re parlait � demi-mot, qu�il d�crivait � moiti�, qu�il taisait parfois enti�rement, ces personnages graves, pittoresques, libres et entrav�s, ressemblant � la terre qui les porte et qui sont mes grands-parents, oncles, cousins ; cette Kabylie-l� s�est mise soudain � vivre dans les mots de Feraoun. Pour moi, qui lisais des livres qui me parlaient de gens et des choses qui m��taient loin dans le temps et l�espace, qui m��taient loin dans la langue et les valeurs, cette lecture- l� a �t� un tournant � la fois dans mon apprentissage de lecteur et peut-�tre m�me dans mon envie d��crire. Le Fils du pauvre r�pondait pour moi aux questions que s�est pos�es Feraoun lui-m�me en l��crivant. Toutes ces questions qui l�ont harass� (comme elles ont harass� Mouloud Mammeri) se r�sumaient dans cette question fondamentale : notre vie ne m�ritait-elle pas, elle aussi, d��tre racont�e ? Feraoun a r�pondu positivement. Mais il n�a pas r�pondu que pour lui-m�me. Il a r�pondu pour nous tous, qui ne nous posons plus cette question car pr�cis�ment il nous a aid�s, par ses interrogations litt�raires et esth�tiques, � ne pas avoir honte de nous, de notre image, de notre place dans le concert de la repr�sentation de l�humanit�. Nos villages, nos traditions, nos femmes et hommes �rudes�, notre architecture qui d�fie les lois de l� apesanteur, tout cela peut faire un roman, et un beau roman. Personnellement, il m�a fait comprendre que l�universalit� n��tait pas seulement quelque chose qui nous viendrait des pays dominants, mais une sorte d��difice commun � tous les hommes, o� chacun peut ajouter sa pierre. J�ai rencontr�, dans ma vie de lecteur, des �crivains alg�riens qui rejetaient chez Feraoun sa �kabylit� assum�e en le traitant d��crivain r�gionaliste. Ce qui est suppos� le singulariser dans un r�duit r�gional oppos� � quelque chose qui serait l�universalit� se renverse d�un coup lorsqu�on s�aper�oit que les plus grands �crivains de tous les pays et de tous les temps n�ont fait que raconter des histoires qui se sont d�roul�es dans leur Tizi Hibel respectif. En faisant un reportage sur les traces de Ferouan � Tiz Hibel il y a deux ans, je me suis aper�u, en effet, � quel point Feraoun a �t� un �crivain r�gionaliste comme l�a �t�, pour sa r�gion, Faulkner ou pour la sienne, Gabriel Garcia Marquez. Au fond, un �crivain universel est un �crivain r�gionaliste qui a su universaliser sa r�gion. Et de ce point de vue, Feraoun est indiscutablement un �crivain universel. Lorsque j��tais au lyc�e, o� j�ai d�couvert les textes de Feraoun, je le percevais comme un �classique�. Cette image de �classique�, tel que la dessinait le programme scolaire, a pris � mes yeux un sacr� coup lorsque j�ai lu, au cours de l�adolescence, tour � tour La terre et le sang et Les chemins qui montent. Pour �tre diff�rents du Fils du pauvre (narration lin�aire), ces deux romans poursuivaient la m�me d�marche d��l�vation de la r�alit� kabyle � un niveau de repr�sentation qui continuait � me sembler r�serv� � mais de moins en moins � aux autres, notre vie devant rester cantonn�e aux �changes oraux dans les familles et, au mieux, dans certains espaces publics confin�s. Ces deux romans ont �largi pour moi les possibilit�s de repr�sentation � deux th�mes �universels� et auxquels un adolescent est particuli�rement sensible : l�immigration et l�amour. J�ai �t� autant perturb� � dans le bon sens du terme � par la d�couverte de la vie des immigr�s kabyles en France d�crite par Feraoun avec son humanisme coutumier, c�est-�-dire toujours en pla�ant l�homme au centre de son projet litt�raire et esth�tique ainsi que par la r�v�lation que la vie des Kabyles �tait finalement celle de tous les peuples et qu�elle ne se r�duisait pas seulement au travail et au respect des traditions. On pouvait aussi ressentir, comme dans les Les chemins qui montent, Ameur pour Dahbia, une vraie passion amoureuse quasi-shakespearienne. Je voudrais revenir un moment sur l�humanisme : personne n�est assez mauvais pour ne pas �tre amendable, dans les romans de Feraoun ; tout homme trouve en lui-m�me les ressources pour �tre sauv�. Pas de m�chant irr�cup�rable. L�amour est interdit, prohib�, banni. On n�en parle pas, donc �a n�existe pas. Avec sa douceur et sa lucidit�, Feraoun d�ment cet immense leurre en d�crivant les ravages et les emportements du sentiment amoureux. Je voudrais me reporter � ces pages de son roman Les chemins qui montent pour montrer � quel point la libert� qu�arrache l��crivain Feraoun profite au lecteur et � toute la soci�t� kabyle. �Pourquoi ce sourire navr�, ami ? Tu vois, je suis ta femme. Je n�ai plus de secret pour toi. Sur notre amour, Amirouche, je jure de n��tre jamais qu�� toi. Viens, tout contre ta femme, caresse-moi. Prends-moi encore, je te le demande. N�est-ce pas que je ne rougis plus devant toi ? Merci, mon ch�ri. Tu as retrouv� le sourire que j�aime, celui de ta bouche bien dessin�e, de tes yeux couleur d�or et francs comme l�or, le sourire de tout ce visage viril et doux � la fois, ce visage d�ange, mon ange.� Je ne veux pas conclure, je l�ai dit, car conclure, c�est avoir fini de lire. Or, je plaide pour que nous continuions � lire Feraoun et si une conclusion s�impose, la mienne sera celle-l�, banale, humble et provisoire, toute provisoire. Et s�il le faut vraiment, je le ferais avec cette phrase de Fouroulou parlant de son p�re : �Il n�y avait rien � r�pliquer puisque la raison sortait de sa bouche.�