Marseille (France). De notre envoyée spéciale Cela a été l'un des moments les plus attendus de ce colloque. Et c'est une foule nombreuse qu'a drainée ce dernier débat du colloque Marianne/El Khabar, qui s'est clôturé, hier, à Marseille. Le «choc de titans», commentait le public, impatient de voir se confronter la moudjahida Zohra Drif-Bitat et le philosophe français Bernard Henry Lévy. Et chacun des deux intervenants était attendu de pied ferme par différentes personnes et surtout pour différents motifs. L'ancienne combattante du FLN, aujourd'hui sénatrice et vice-présidente du Conseil de la nation, est ainsi au cœur des manifestations des ultras et autres nostalgiques de l'Algérie française. Et ils étaient encore là, hier, toutefois moins nombreux que la veille, à faire le pied de grue devant les portes du théâtre de la Criée. Bernard Henry Lévy, juif d'Algérie, né à Beni Saf, est, quant à lui, fréquemment vilipendé pour ses prises de position jugées sionistes, mais aussi et surtout pour le rôle qu'il a joué dans le déclenchement de l'intervention de l'OTAN en Libye. Et sur ce registre, chacun a eu le droit à son «procès». Qui ne s'est pas fait attendre pour Mme Drif. Dès son entrée dans la salle, elle est accueillie par un rageur : «Vous êtes une criminelle de guerre ! Vous avez tué des enfants !», suivi des sommations de se taire de Maurice Szafran, directeur de Marianne et modérateur de la séance, aux côtés de Nicolas Domenach, journaliste. Le ton est donné pour l'heure qui suivra. «Si en 1956, Guy Mollet avait réagi avec la même fermeté que M. Szafran et des organisateurs de ce colloque face à quelques jets de tomates, peut-être que nous aurions fait l'économie de cinq ans de guerre épouvantable, que les blessures et les cicatrices ne seraient pas ce qu'elles sont encore aujourd'hui», entame la moudjahida. Car, tient-elle à préciser, les militants n'avaient pas de problème avec les individus, avec les Français, mais avec un système injuste, répressif, violent, hideux, qui signifiait la mort du peuple et de la nation algérienne. «Je ne cherche à gagner personne à ma cause, je m'exprime sans fanfaronnade ni agressivité. Nous avons mené une guerre juste, légitime. Mais pour nous, cette guerre est terminée», affirme-t-elle. «Et aujourd'hui, c'est comme si l'on voulait nous entendre formuler des regrets, des doutes», déplore-t-elle. Et c'est justement des excuses et des regrets que certains espéraient entendre lors de ce débat. Une guerre propre existe-t-elle ? «La guerre d'Algérie est une guerre juste, que je soutenais et pour laquelle j'aurais milité si j'en avais eu l'âge. Seulement, une cause juste peut-elle être défendue par des méthodes injustes, qui la desservent ?», interroge, caricature de lui-même par certains moments, Bernard Henry Lévy. La question était évidemment prévisible et attendue même. «Quand vous êtes acculés comme nous l'étions, il faut utiliser toutes les voies et les moyens pour se battre», répond, calmement, Zohra Drif. «Je vous demande précisément si vous ne regrettez pas d'avoir tué des civils innocents lorsque vous avez posé votre bombe au Milk Bar, si vous n'en faites pas des cauchemars», insiste BHL. «Non monsieur. Les milliers d'Algériens assassinés étaient aussi innocents. Le choix ne nous a pas été laissé, c'est le seul moyen que nous avions de nous battre. Nous étions en guerre, en apartheid», assène Mme Drif. S'ensuivent alors plusieurs minutes où, sous le chahut de l'audience, les deux intervenants répètent encore et toujours les mêmes griefs, les mêmes descriptions d'horreur vécues. Le débat a bloqué sur une question qui reste, 50 ans après, le point névralgique du contentieux historique entre les deux pays : la repentance. Mais pas celle de l'ancien colonisateur pour les crimes commis en Algérie. Car sur ce point, les deux intervenants étaient parfaitement d'accord. «Pas de complot libyen» «Je suis là en tant que Français malade que la France soit toujours malade de la guerre d'Algérie», avait d'ailleurs affirmé BHL à l'entame de son intervention. Tant de vérités occultées, de généraux tortionnaires morts dans leur lit et réhabilités sans être inquiétés ou condamnés, d'hommes politiques qui vantent les bienfaits du colonialisme, ou d'autres dont on oublie le passé de tortionnaire en Algérie, etc. «Face à la vérité des crimes, la guerre d'Algérie n'est pas finie en France. Il y a un véritable refoulement de la honte française», poursuit-il. «Mon grand-père était un juif d'Algérie, pauvre, humilié, humble parmi les humbles, berger à Tlemcen. Je me sens fils de cette terre. Mais j'ai mal à l'Algérie quand je vois la manière dont elle traite sa pauvre mémoire, avec un tel refoulement aussi», argue celui qui a été «l'un des rares intellectuels français à avoir soutenu le pouvoir en 1992, en prenant position en faveur de l'interruption du processus électoral», comme l'a présenté M. Szafran. Mais qui aura aussi droit à son procès, aux invectives et huées du public. Interpellations auxquelles le philosophe français répondra sans convaincre. La Libye évidemment où, selon lui, l'intervention n'était qu'une assistance à un peuple en danger, sans nulle arrière-pensée, «sans complot». La Palestine, son non-soutien aux autres révoltes, dont la Syrie, ses accointances avec Sarkozy, le fait qu'il soit avant tout agent d'Israël, etc. Tout cela sous haute tension, tant l'agressivité à son égard était palpable.
Débat «rare» sous haute tension Ce moment «historique», «rare» et des «plus importants», prévenait M. Szafran, a d'ailleurs été, l'on s'en doute, émaillé d'interruptions et de grabuges d'une assistance survoltée. Sensibilités et nationalismes exacerbés, nostalgies et griefs et autres susceptibilités ne se sont pas tus. Une moitié de la salle applaudissait à tout bout de champ, lorsque l'autre moitié huait. Quelques débordements ont bien sûr été enregistrés. Une jeune fille a dû être évacuée par la sécurité pour avoir hurlé «et la Libye ? Tous ces enfants que vous avez tués là-bas ? Sale assassin !», lorsque BHL a entamé son couplet sur «les méthodes injustes tuant des innocents». De même, lors des débats, une jeune fille a posé une question pour le moins déconcertante à Zohra Drif : «Ne pensez-vous pas que l'attentat que vous avez perpétré est similaire aux tueries commises par Mohamed Merah ?» Question balayée d'un revers de la main par M. Szafran qui, dans une grimace, souffle un «ce n'est même pas la peine d'y répondre». «Pris dans un tourbillon qui nous dépassait tous» Mais il y a eu aussi des moments d'émotion, avec la présence de Danielle Michel-Chich, cette femme, qui, à l'âge de 5 ans, était attablée au Milk Bar en ce jour de septembre 1956. Elle y a perdu sa grand-mère et l'une de ses jambes. «J'aurais été plus âgée, j'aurais combattu pour la décolonisation de l'Algérie, tant je comprends votre cause. Mais nous n'avions rien à faire avec les colons», dit-elle, émue de s'adresser à la femme à laquelle elle a adressé un livre. «Ce n'est pas à moi qu'il faut vous adresser, c'est à l'Etat français qui est venu asservir mon pays», répond dans un premier temps Mme Drif. Puis, la regardant dans les yeux, peut-être pour la première fois depuis le début de la séance, elle ajoute, d'une voix altérée : «A titre personnel et humain, je reconnais que c'était tragique, tous ces drames, les nôtres comme les vôtres. Nous étions pris dans une tourmente qui nous dépassait, qui vous dépassait.»