Dr. BOUDARENE Mahmoud est Psychiatre, docteur en sciences Biomédicales. Il est l'auteur d'un livre de psychologie de la santé « le stress, entre bien-être et souffrance », aux éditions Berti, Alger. Dans cette interview, il revient sur le phénomène de suicide chez les enfants. Trois décès par pendaison, ayant concerné des garçons de 11 à 12 ans, se sont produits en moins de 24 heures à Tizi Ouzou. Selon vous, quelle explication peut-on donner à ce type de comportement chez les enfants, particulièrement, chez les écoliers ?
Chacun se demande, en effet, quelles sont les motivations qui ont amené ces enfants à commettre ce geste. Ces actes suicidaires ne pourront pas être compris si les raisons qui les ont provoqués sont inscrites uniquement dans l'histoire récente, voire actuelle, de ces enfants. C'est pourquoi, incriminer, dans la survenue de ces drames - comme cela a été spontanément fait -, des résultats scolaires qui seraient mauvais, est pour le moins simpliste et dérisoire. Nous savons, aujourd'hui, que le suicide de l'enfant existe. Nous savons également que ce passage à l'acte survient quand le sujet perd l'initiative sur ces émotions et qu'il ne peut pas - pour des raisons liées à son histoire, aussi lointaine qu'elle peut remonter - canaliser son angoisse quand celle-ci vient à l'envahir. Ceci est valable chez le sujet adulte, cela l'est encore davantage chez l'enfant. Une angoisse que ce dernier subit « à huis clos » parce qu'il ne sait pas lui donner une signification et qu'il ne sait ni comment l'exprimer, ni comment la partager. Une espèce d'alexithymie qui fait qu'il n'a pas la capacité de mettre des mots sur un vécu intérieur, qu'il encaisse mal. Comme quand ne voulant pas aller à l'école le matin, il a mal au ventre. Un héritage qu'il tient de la petite enfance et peut-être des premiers mois de la vie. Il a été noté que les enfants qui exercent un mauvais contrôle sur leurs émotions ont été privés, quand ils étaient nourrissons, des stimulations sensorielles indispensables à une bonne maturation cérébrale. En conséquence, les régions préfrontales du cerveau, qui jouent un rôle déterminant dans la régulation des émotions, n'ont pas eu le développement adéquat. Ainsi, une vulnérabilité biologique nait, se développe et se renforce au cours de l'histoire de l'enfant, et au fur et à mesure que s'additionnent les malheurs dans son existence. La fonction apaisante des régions préfrontales du cerveau n'est pas mise en place, le sujet ne sera, de ce fait, pas capable de contrôler ses émotions. Une vulnérabilité émotionnelle acquise du fait de la faillite des interactions que le nouveau-né, puis le nourrisson et l'enfant, organise avec son environnement ; familial d'abord, social et scolaire ensuite. Si plus tard, le grand enfant n'a pas appris à bien négocier les relations qu'il tisse avec son milieu, en leur donnant notamment un sens et une signification qui les tournent à son avantage, il n'aura pas d'autres choix que de réagir, face à la difficulté ou à la menace, par des explosions émotionnelles violentes. Le passage à l'acte suicidaire en sera l'ultime expression. Pour lever le voile sur ce drame qui a frappé les familles, il va donc falloir scruter tous les détails de la vie de ces trois enfants suicidés. Une tâche lourde et des enquêtes sociales et familiales difficiles. Quand à aller examiner les cerveaux de ces enfants…
Quelle est la fréquence de ce phénomène chez des écoliers ? Le suicide de l'enfant est une réalité. Ce passage à l'acte est habituellement assimilé - quand la mort survient - à un accident. C'est le cas quand le décès est du à un accident de la circulation, à une chute d'une hauteur ou encore quand l'enfant qui vit à la campagne est « tombé dans un puits ». Pour ce qui est arrivé chez les trois écoliers qui viennent de mettre fin à leurs jours dans la wilaya de Tizi Ouzou, le moyen utilisé, la pendaison, ne permet ici aucun doute sur la volonté de mourir de ces sujets. Un élément qui a brutalement fait prendre conscience que le suicide de l'enfant existe et qu'il peut prendre des proportions gravissimes. Voilà un événement qui va, sans doute, nous faire poser un regard nouveau sur le suicide de l'enfant et il va falloir s'interroger sur ce phénomène. Il faut bien admettre que, jusque là, dans notre pays mais aussi dans de nombreuses régions du monde, le suicide de l'enfant n'a pas été scruté avec autant d'intérêt que celui de l'adulte ou encore celui de l'adolescent.Pour autant, le suicide de l'enfant ne semble pas aussi fréquent que cela. Une position qui fait consensus même si, en France, Boris Cyrulnik, dans le rapport qui lui a été commandé par la secrétaire française d'Etat à la jeunesse, tire la sonnette d'alarme. Pour ce pédopsychiatre, 30 à 100 enfants de moins de 14 ans se suicident, chaque année, en France et 40 % des écoliers pensent à la mort à l'école. Ces chiffres cachent, selon lui, une réalité plus large, car de nombreux suicides sont "considérés à tort comme des accidents". Son confrère Marcel Rufo, quant à lui, dit n'avoir rencontré que trois cas de suicides d'enfants durant toute sa carrière. Pour ce dernier, Cyrulnik fait une confusion entre l'enfant et le préadolescent. Une bataille des chiffres qui n'a, en ce qui nous concerne, aucun intérêt. Nous venons de vivre un événement hors du commun qui nous interpelle. Le suicide de l'enfant a fait irruption dans la réalité dans notre pays. Si la mesure de son ampleur est une nécessité, elle ne doit pas focaliser notre attention et nous faire oublier les motivations et les raisons qui ont amené ces enfants à commettre le meurtre d'eux-mêmes.
Les spécialistes ont, généralement, tendance à incriminer l'échec scolaire comme motif essentiel dans la survenue du passage à l'acte suicidaire de l'enfant. Qu'en pensez-vous ? L'école constitue, à ce titre, un milieu social nouveau qui a des règles et des exigences auxquelles il faut se conformer. Il faut donc s'y adapter et s'y faire une place. Les interactions avec le milieu scolaire, et notamment avec les autres enfants, mettent à contribution les émotions qu'il faut en permanence savoir contrôler, en particulier quand la violence, ce qui est fréquent, vient à se manifester. Le milieu scolaire est impitoyable. L'élève peut être victime d'agression physique, de harcèlement, de racket ou être le souffre douleur de ses camarades dans la cour de récréation, mais il peut aussi être victime d'humiliation et servir de bouc émissaire dans la classe. Une menace à son intégrité psychique qu'il doit en permanence gérer s'il veut rester à l'école. En France, un enfant sur 10 est victime de harcèlement et 200 000 enfants souffrent à l'école. Il faut de plus être dans le désir des parents et répondre à leur injonction permanente, l'obligation de réussir. Le besoin de rester en harmonie avec les émotions familiales et de mériter l'affection des parents étant l'objectif de tous les jours pour l'enfant. Le spectre de l'échec scolaire fait naître l'anxiété dans la famille, une anxiété qui amplifie nécessairement l'angoisse et la culpabilité de l'enfant qui ne peut pas toujours répondre aux attentes des parents. La menace de perdre leur amour et plus généralement leur affection lui est insupportable. Quand le climat familial est délabré les choses sont encore plus compliquées. L'angoisse et la culpabilité constituent un vécu tangible qui prend forme dans la réalité de l'enfant et, parce qu'il est incapable d'exercer un contrôle sur ses émotions, il ne peut pas y faire face. C'est pourquoi quand l'échec scolaire survient, il peut précipiter le passage à l'acte suicidaire. Est-ce cela qui s'est produit dans la wilaya de Tizi Ouzou ? Peut-être… Une chose est sûre, ces enfants sont passés à l'acte parce qu'ils étaient dans le désir de mourir. Le moyen qu'ils ont utilisé pour en finir en est la preuve. Il semble qu'ils aient intégré l'idée de la mort comme la solution à une situation où l'angoisse envahissante n'a pas pu trouver une forme d'apaisement acceptable, plus raisonnable que la réponse qu'ils ont, chacun, donné à leur désespoir. Pourtant, ces suicides ne pourront pas être compris si les raisons qui les ont provoqués sont inscrites uniquement dans l'histoire scolaire de ces enfants. C'est pourquoi, incriminer - comme cela a été spontanément fait dans la survenue de ces drames - des résultats scolaires qui seraient mauvais, est vain. Les bulletins scolaires, qui venaient d'arriver dans les familles, ont été, avec précipitation, montrés du doigt. La direction de l'éducation s'est sentie obligée de s'expliquer et de rendre public le parcours scolaire de chacun des élèves. L'opinion, en émoi, était en attente d'une explication rationnelle, acceptable, pour apaiser les esprits et réduire l'émotion qui les a envahis. Une attente qui ne nous exonère pas de la recherche de toutes les explications nécessaires à la compréhension de ce phénomène. Je le disais plus haut, pour comprendre le suicide, en particulier celui de l'enfant, il faut savoir appréhender avec lucidité l'histoire récente et lointaine de l'individu ; il faut la déchiffrer et l'interpréter avec sagesse et discernement pour donner tout son sens et toute son intelligibilité au passage à l'acte suicidaire.
A quel niveau doit-on agir et quelle démarche nécessaire pour prémunir, justement, les enfants contre ce choix dramatique ? Je pense que vous me demandez de vous parler de la prévention. C'est une question difficile parce que cela veut dire qu'il faut rendre inopérants tous les éléments qui contribuent à progressivement construire l'idée suicidaire dans la tête de l'individu. Une question d'autant plus difficile que nous connaissons mal le suicide de l'enfant. Cela ne doit pas, bien sûr, nous empêcher de réfléchir à ce sujet et il est évident que nous avons besoin de mieux comprendre ce phénomène pour y apporter des réponses appropriées. Il est certain que les pouvoirs publics doivent saisir cette funeste occasion pour diligenter une véritable enquête de terrain. Un diagnostic aussi exact que possible de la situation doit être fait. Tous les petits algériens sont scolarisés et à ce titre, les médecins et psychologues scolaires, mais aussi les enseignants, ont certainement un rôle fondamental à jouer dans le processus d'évaluation du risque. Le milieu scolaire, par ses exigences, peut révéler chez certains enfants une vulnérabilité particulière. Il s'agit de la comprendre, de l'entendre et de lui donner un prolongement dans l'histoire présente et lointaine de l'enfant. Le reste devient alors un peu plus aisé.