Les derniers cas de suicide de trois enfants dont l'âge varie entre 11 et 12 ans dans la wilaya de Tizi Ouzou en l'espace de 24 heures suscitent des interrogations chez les parents, les psychologues et autres psychiatres et la population en général. Au-delà de l'onde de choc générée par cet événement des plus obscurs, nous avons essayé de comprendre les raisons qui pourraient pousser un être à mettre fin à sa vie, surtout quand il s'agit d'un enfant. C'est ce que nous explique le professeur Mostafa Bouzidi, pédopsychiatre diplômé de l'université de Paris-France, exerçant depuis 26 ans au CHU de Tizi Ouzou. Le Temps d'Algérie : Peut-on avoir déjà, à 11 ans seulement, une notion et une véritable signification de la mort, autrement dit, des enfants qui se suicident sont-il conscients de leur acte ? Ou bien est-ce pour eux un appel au secours, une façon d'attirer l'attention de leur entourage? Professeur Mostafa Bouzidi : Le suicide, malheureusement, est un acte consommé. L'appel au secours, c'est quand il y a une tentative de suicide. Et effectivement, on parle là du suicide chez l'enfant et non pas chez l'adolescent ou l'adulte ; un enfant qui a l'âge inférieur ou égal à 12 ans est vers la fin de l'enfance. Donc, concernant la question de la conscience de l'enfant de la mort, d'après les études faites, on dit deux choses : tout d'abord, il y a un âge qu'on situe à 8 ans, et avant l'âge de 8 ans, l'enfant n'a pas du tout conscience de la mort, c'est-à-dire qu'il ne sait pas encore que la signification de la mort est de quitter définitivement la vie. Puis, entre 8 et 12 ans, l'enfant prend conscience de la temporalité ; il sait ce qu'est revenir ou pas, donc il commence à prendre conscience que la mort va être irréversible. Selon vous, quelles sont donc les principales raisons qui poussent un enfant à mettre fin à ses jours? Je peux vous dire qu'il y en a de multiples, et l'acte en lui-même, c'est l'histoire de la goutte qui fait déborder le vase. Mais comment se fait-il que cette goutte déborde ? Cela veut dire qu'il était déjà plein, rempli de plusieurs facteurs. L'enfant à ce moment-là, avec toutes les gouttes et tous les problèmes qu'il a amalgamés au fil du temps, il arrive un moment où un détonateur, qui peut être n'importe quoi, voire même banal pour les autres, vient et agit comme une impulsion pour faire déborder le vase et le pousser à l'acte. Il s'ajoute à l'ensemble des problèmes, donc attention, il va falloir insister sur l'ensemble. Il y a la famille au sens large, les amis, l'école, la société en général, les médias, et j'insiste sur ces derniers, car pour un enfant, c'est la télévision, c'est tout ce qu'il voit comme films et images et aussi internet qui peuvent constituer le grand facteur. Une crise suicidaire chez l'enfant, c'est un enfant qui est arrivé à un stade de souffrance où il ne trouve plus de solution. L'un des facteurs, c'est la carence affective précoce pour un enfant qui a été carencé sur le plan sentimental et a été séparé de ses parents très précocement. Puis après, il y a la solitude, par exemple ce qui existait avant chez les occidentaux vient s'opérer chez nous avec les mariages modernes où les deux parents travaillent au moment où l'enfant reste tout seul. Sur cela, je vais vous lire une phrase : gardé par la télévision, un enfant est seul, et ça existe même chez nous. Combien de parents confient leurs enfants à la télévision, où des images, des films, même des dessins animés ne peuvent pas remplacer le manque affectif, et qui véhiculent même beaucoup de violence parce qu'il ne faut pas oublier qu'ils sont faits, avant tout, pour être vendus, et le droit de l'enfant est oublié. Dans la liste des facteurs figure aussi la maladie. L'enfant peut être cardiaque, diabétique, comme il peut avoir une maladie psychologique, à savoir la dépression. A la fin, on trouve également l'échec scolaire. Justement, cette période où on a enregistré les trois cas de suicide, c'est celle de la remise des bulletins scolaires. Ne pensez-vous pas que cela peut-être l'une de ces raisons? L'une des raisons et non pas «la» raison, c'est une pulsion et non pas une répulsion ; il ne faut pas tomber dans le piège et dire que c'est la remise des résultats scolaires qui a mené ces gamins à mettre fin à leur vie. On revient toujours à la goutte qui fait déborder le vase. Et pour continuer dans les facteurs, il y a aussi l'humiliation à l'école, dans la rue, à la maison. «Toi, tu n'es pas intelligent», «toi, t'es pas un homme», «toi, tu es timide». Citons aussi les disputes dans la famille. Avec tout cet ensemble, il suffira d'un petit détonateur pour le pousser à l'acte. Et l'enfant, contrairement à l'adulte, n'a pas de réflexion à cet âge-là : même s'il sait ce que veut dire la mort, il peut, à ce moment-là, sous l'effet de l'impulsion, passer à l'acte. Donc, il ne faut pas analyser un facteur ou un seul problème, mais tous les facteurs. C'est ce qu'on appelle scientifiquement les facteurs de vulnérabilité qui font l'ensemble d'une crise suicidaire. Combien de cas avez-vous enregistré au sein du CHU durant ces dernières années ? Avant tout, il faudra savoir qu'en Algérie, il n'existe pas encore d'études sur les tentatives de suicide et le suicide chez l'enfant. En France par exemple, ils disent que le chiffre est sous-estimé. Ils enregistrent entre 50 et 100 cas, mais en réalité, il y en a beaucoup plus. C'est juste qu'ils ne sont pas répertoriés, car on les classe souvent comme accidents. Dans un pays comme la France, les travaux qui ont été faits, et selon la première information que nous avons, c'est d'abord le nombre de suicides qui est beaucoup plus élevé que celui enregistré parce qu'on les a classés dans la catégorie des accidents. Et c'est à partir de là qu'ils ont commencé à faire des études sur le sujet et à essayer de mieux le comprendre. Mais malheureusement, chez nous, cela n'excite pas car c'est un «tabou». Psychologiquement, c'est difficile pour un adulte de parler d'un enfant qui a tenté de se suicider ou qu'il s'est suicidé. Par conséquent, on n'en parle pas, à moins que cela soit évident comme chez les trois enfants dernièrement enregistrés, parce que c'était par pendaison. Mais si c'était autrement, par exemple s'ils sont tombés, jouaient avec la mort, marchaient au bord d'un précipice, parce que comme je l'ai dit, une impulsion suffira pour qu'il se jette au danger. Donc, on les classera directement comme accidents. C'est pour cela qu'il y a beaucoup de cas qui ont été sous-estimés et non pas enregistrés comme étant des cas de suicides. C'est le rôle des médias d'ailleurs pour inciter les parents et la société à en parler. Et le rôle des professionnels, c'est de trouver des solutions pour faire des diagnostics précoces. Et ce tabou vient de recevoir un coup en parlant comme on l'avait fait ces derniers jours parce qu'il y a eu une proximité de temps et de lieu, c'est-à-dire dans la même wilaya, et il faudra continuer à le faire. D'autre part, pour revenir au cas enregistré, d'après les études faites jusque-là, on a enregistré plus de garçons que de filles. Pourquoi ? Biologiquement, l'homme et la femme sont différents, les hormones sont différentes. Le garçon sur le plan biologique a l'hormone de la testostérone, et sur le plan musculaire, l'homme est plus musclé que la femme, donc il passe plus facilement à l'acte. Tandis que les filles sont plus sentimentales, elles parlent plus, elles se plaignent plus, elles pleurent plus, contrairement à un garçon. Nous avons donc une estimation de 3 garçons pour une fille. C'est d'ailleurs le cas chez les trois enfants décédés. Tous les trois sont des garçons. Que peut-on ou doit-on faire pour éviter cette crise suicidaire ? Briser le tabou, parler, c'est préparer la société à ce sujet ; parce qu'il est masqué, on ne le voit pas, et les médias peuvent jouer un grand rôle pour en parler et pour faire sortir les gens de la fatalité du tabou. Par ailleurs, comme je l'avais dit, ces problèmes-là se construisent au fil du temps. Cela commence dès la naissance, puis la carence affective et jusqu'à l'échec scolaire. La première idée qui vient, c'est qu'il faut intervenir le plus tôt possible. Il y a deux grandes idées, intervenir avant, c'est comme faire un vaccin à un enfant qui n'est pas malade. C'est une prévention. Et puis, la deuxième, c'est intervenir pendant la crise. Et cela avec des solutions concrètes, pas difficiles à comprendre et qui ne coûtent pas cher, mais il faudra le faire et les réaliser. D'abord, les solutions autour de la naissance : bien s'occuper des grossesses en surveillant l'état psychologique de la maman et du couple, s'occuper du couple parental en lui donnant plus de congé de maternité et même de paternité, chose importante pour que les parents puissent s'occuper de leurs enfants. Lutter contre les ruptures affectives répétées, comme pour l'enfant qui passe de nourrice en nourrice, et vérifier leur professionnalisme. Il faut favoriser le village protecteur qui ouvre les familles closes, c'est-à-dire des familles renfermées qui ne parlent pas aux autres. Après, viennent les solutions scolaires. Encourager les études chez les fratries, c'est très important. Ne pas les scolariser très tôt. On a tendance à vouloir inscrire nos enfants à l'école à l'âge de 4 et 5 ans, cela améliore les résultats scolaires au prix de leur santé psychologique. Développer les associations qui sont un trait d'union entre les parents et les enseignants, encourager les recherches sur l'éducation scolaire ; en Algérie, on a un grand problème de rythme scolaire avec un volume de plus de 34 heures par semaine, alors le vase va se remplir rapidement. Chez nous, la priorité est à la performance : «Mon enfant va devenir un génie», et on oublie que c'est un être humain et un enfant avant tout. L'enfant a besoin d'un soutien affectif avant le soutien intellectuel, parce qu'il ne faut pas oublier qu'il y a d'autres problèmes. Pour un enfant en difficulté, il est encore plus difficile pour lui quand il intègre une école déséquilibrée. Il est donc primordial de retarder la notation pour ne pas créer de polémique et de jalousie entre les enfants, de lutter contre la violence dans les établissements, d'encourager les activités sportives et sociales comme le scoutisme. On doit également créer des lieux de parole pour aider les parents en difficulté, créer des lieux artistiques avec des films à commenter pour parler du suicide par exemple aux parents, aux enseignants et aux enfants. Il faut aussi suivre le devenir des enfants adoptés, mettre en place des lieux de rencontre et d'aide immédiate, inviter les non professionnels dans les formations continues, comme on vient de le faire ici au CHU où moi-même j'accueille des personnes, des parents qui ont des difficultés avec leurs enfants et on en parle. Mais combien sont au courant ? Sur le plan culturel, il va falloir remplacer la fatalité par la discussion de la crise suicidaire qui est cet ensemble de facteurs qui se rencontrent et créent cette impulsion, encourager les espaces artistiques ; les films, les théâtres pour en parler, utiliser internet comme un atout pour la prévention contre le suicide et pour leur montrer qu'il y a bel et bien des solutions. Il s'agit aussi de défendre la politique de l'intégration, dire que l'autre n'est pas notre ennemi. Il faut apprendre à connaître l'autre et à l'aimer. Mieux vaut prévenir que guérir, comme on dit. Mais lorsqu'on est devant le fait accompli et qu'on ne peut plus faire marche arrière, que peut-on faire dans ce cas-là pour soulager le mal des familles qui vivent un tel drame ? Il va falloir venir en parler avec des médecins et des psychologues pour apaiser les souffrances : le soutien des proches, des voisins, des amis est très important et les responsables religieux peuvent aussi les aider. Et la première idée, il faut leur expliquer qu'ils ne sont pas coupables. Ils ont une responsabilité certes, mais elle est partagée avec les autres, elle n'est pas à eux seuls. L'acte est le résultat de multiples raisons. Donc, les parents ne sont jamais coupables. En conclusion, l'enfant qui se suicide ne le fait pas après réflexion. Ce n'est pas un choix, il est avant tout une victime. Il réagit par impulsion suite à des problèmes entassés. Il ne faut pas s'arrêter sur le dernier point qui a déclenché le drame. Cette crise suicidaire a une solution et on peut la trouver.