Elle avait encore de l'acné juvénile, lorsque la Révolution algérienne a décidé, 20 mois après le 1er novembre, de se doter de textes qui devaient à la fois en baliser le parcours, en esquisser à grands traits les perspectives et élaborer un système de représentation et d'organisation politique et militaire qui la mettrait à l'abri des improvisations et de l'aventurisme. Le Congrès de La Soummam, premières assises au plus haut niveau de la direction du FLN, depuis la réunion des « six » dirigeants du CRUA du 24 octobre 1954, laquelle avait mis une dernière main aux ordres opérationnels du déclenchement, apparaît comme une date charnière dans le déroulement du long fleuve tourmenté que fut la guerre de Libération nationale. En livrant un texte d'une remarquable modernité pour son époque, que beaucoup d'historiens considèrent du reste comme une constitution, puisqu'il organise les différents pouvoirs, les chefs de la révolution étaient convaincus qu'ils installaient celle-ci hors d'atteinte des convoitises et des ambitions personnelles des uns et des autres, tout comme ils sacralisaient le but principal qu'était l'indépendance nationale.A une vingtaine de jours près, nul ne se doutait que le petit village d'Ifri, accroché sur le versant sud du massif du Djurdjura, allait entrer dans l'histoire de l'Algérie, comme à la parade, pour avoir été l'hôte du premier et dernier sommet des chefs de la révolution à s'être tenu dans le pays durant tout le temps qu'a duré le plus sanglant des conflits de décolonisation de la seconde moitié du XXe siècle. Une réunion avait bien été programmée dès le 24 octobre 1954 pour rassembler tous les responsables politiques et militaires de l'intérieur comme de l'extérieur et faire le point. Elle était prévue pour le mois de janvier 1955, c'est-à-dire trois mois après les opérations de novembre. Toutefois, pour des raisons, semble-t-il, de faisabilité, qu'il serait hasardeux d'énumérer, en l'absence de textes ou de témoignages crédibles, susceptibles d'expliquer pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour tenir conseil, le constat est là : elle n'a pas eu lieu. Les organisateurs ont choisi un jour symbolique, celui qui commémore le 20 août 1955, date de l'embrasement du Nord-constantinois. C'est d'ailleurs, au départ, sur le territoire de la Zone II, on ne disait pas encore wilaya, que devait se tenir le Congrès (1), mais pour des raisons de commodité géographique, la Zone III (Kabylie) a été préférée pour sa situation centrale. Tout comme le lieu a été déplacé, la date aussi a été reportée. En effet, l'ouverture devait avoir lieu le 31 juillet, mais à cause d'un contretemps aussi fâcheux que cocasse, l'ajournement fut décidé. En effet et d'un mot, une unité de l'ALN, qui acheminait à dos de mulet du matériel et des documents destinés au Congrès, avait été accrochée par l'armée française. Dans les combats, les montures qui avaient été prises lors d'une embuscade se sont emballées et ont fui. Comme l'affrontement s'est déroulé non loin de la caserne d'origine des mulets, ces derniers ont regagné leurs pénates en emportant avec leur précieux chargement. Quoi qu'il en fut le 20 août, toutes les délégations se retrouvent dans ce petit hameau qui surplombe l'oued Soummam, désormais célèbre même si, et ce n'est qu'injustice, l'événement ne porte pas son nom, pour écrire une page de l'histoire de l'Algérie. Elle ne fera pas l'unanimité, loin s'en faut. Dans une modeste maisonette de ce qui allait dans les jours qui suivirent devenir la « mintaqua » IV de la wilaya III, devenue centre du monde pour tous patriotes de l'époque, se réunissaient en plénière Krim Belkacem, hôte, président de session et représentant de la Zone III, Zighout Youcef colonel responsable de la Zone II secondé par Lakhdar Ben Tobbal, le colonel de la Wilaya IV, Amar Ouamrane, Larbi Ben M'Hidi, colonel représentant de la Wilaya V et Abane Ramdane, habile rassembleur et entreprenant politicien qui marquera de sa personnalité les travaux de ces assises historiques. La délégation extérieure bloquée à Tripoli pour des raisons de sécurité (opérations multiples de l'armée française) n'y participera pas. Etait également absent, Omar Ben Boulaïd, nouveau chef, controversé de la Zone I, dont la venue, pourtant, était annoncée comme sûre et imminente. C'est le colonel Ouamrane qui représentera la Zone VI dont l'existence ne sera formalisée que lors de ce congrès. Tous les historiens et spécialistes s'accordent à dire que les deux architectes de ce grand moment de l'histoire algérienne ont été incontestablement Larbi Ben M'hidi par sa sagesse et Abane Ramdane par sa rigueur. Un impressionnant dispositif de sécurité a été mis en place par la wilaya organisatrice laquelle a multiplié les opérations de diversion loin d'Ifri pour entraîner l'attention de l'armée française ailleurs que sur la région. De plus, des historiens font état de la présence de quelque 300 djounoud qui constituaient le corps des gardes personnelles et accompagnatrices des délégations. Tout cela au nez et à la barbe du corps expéditionnaire français, il y a de quoi bousculer les limites du cran et de l'audace. L'ordre du jour semblait illimité, puisque tout était à élaborer au niveau des textes tant au plan politique que militaire. Il y a lieu de retenir que concernant ce chapitre, le pragmatisme a prévalu et l'expérience des 20 mois passés à organiser les déchras et mechtas, les villes et les douars, 20 mois à mobiliser les populations, ont été largement mis à profit pour dégager les voies et moyens de structurer l'ALN aux plans humain, géographique et stratégique. Ainsi, il a été décidé la création de six wilayas et de la Zone autonome d'Alger (ZAA). Chaque wilaya est placée sous l'autorité d'un responsable politico-militaire avec le grade de colonel. Ce dernier est assisté de trois commandants qui ont pour charges respectives le militaire, le politique et les renseignements et liaisons. Le tracé des frontières entre les wilayas a également fait l'objet de quelques modifications et partant de grincements de dents. Les wilayas furent subdivisées manatiq (zones), dirigées par un capitaine et trois lieutenants, les manatiq en nahyat (régions). Et enfin ces dernières, divisées en aqsam (secteurs). Toutes ces subdivisions avaient une structure de commandement ternaire composée d'officiers ou de sous-officiers, selon l'importance de la structure. C'est le Congrès de la Soummam qui a rejeté le grade de général « jusqu'à la libération ». La proposition de la création de ce grade est attribuée à Krim Belkacem qui le proposait pour assurer la coordination militaire (une sorte d'état-major) de l'ensemble des wilayas. Certains avancent que, secrètement, le chef de la Wilaya III ambitionnait d'être désigné à ce poste. L'ALN sera également réorganisée en unités opérationnelles allant du faylaq (bataillon environ 400 hommes) au fawj (escouade). Mais l'ALN avait également des charges relevant du domaine civil. Il s'agissait de couper les Algériens de l'administration coloniale et pour cela procéder à des ruptures radicales dans des domaines aussi importants que la justice. Gilbert Meynier relèvera que la baisse en pourcentage du nombre d'affaires enrôlées par les justices de paix entre 1954 et 1957 était pour le département d'Alger de moins 89%, pour le département d'Oran de moins de 87% et de moins de 93% pour le département de Constantine (2). Les Assemblées du peuple préconisées par le Congrès verront le jour dans certaines wilayas, seulement, car la situation de guerre additionnée aux camps « de regroupement » euphémisme français pour désigner de véritables camps de la mort, n'ont pas permis de pérenniser cette institution. Faut-il rappeler que 2 600 000 Algériens étaient parqués dans ces camps où ils ont subi toutes les formes d'outrages et d'exactions. Deux célèbres principes attribués à Abane Ramdane furent en outre énoncés : « La primauté du politique sur le militaire » et « La primauté de l'intérieur sur l'extérieur ». Tout comme ont été créés deux organes de direction, le CNRA (Conseil national de la révolution algérienne) et le CCE (Comité de coordination et d'exécution). C'est la composante de ces deux institutions qui a fait l'objet d'attaques de contestation et de discussions. Le CNRA structure de décision, un peu le Parlement, était composé de 17 membres titulaires et de 17 autres suppléants. Le CCE organe d'exécution, comme son nom l'indique, réunissait 5 membres issus d'horizons divers et qui ont appartenu, avant de rejoindre le FLN à titre individuel, à des partis politiques différents. Les membres de ces deux organismes de direction n'étaient pas élus démocratiquement, mais désignés en fonction d'équilibres fragiles, pour ne pas dire un dosage alchimique, qui privilégiait généralement le subjectif, pour dégager une collégialité qui succomberait rapidement aux intérêts individuels ou de groupes. Il est évident que la situation de guerre ne pouvait pas permettre des élections générales ou des scrutins référendaires. L'Exécutif, qui a été dégagé au Congrès de La Soummam, se voulait l'illustration de cette fameuse équation de Abane ainsi le CCE était composé de politiques : Abane lui-même, Ben Khedda, Dahlab, qui au passage étaient tous les trois condisciples au lycée de Blida, Ben M'hidi, tous considérés comme des politiques et Krim Belkacem était le militaire. Cela pour appliquer le primat du politique sur le militaire. Après l'arrestation et l'assassinat de Ben M'hidi, le CCE a pris la décision, très contestée aujourd'hui par beaucoup de responsables politiques et militaires, de quitter le territoire national pour aller s'installer en Tunisie. Une réunion du CNRA au Caire, qui s'est tenue du 20 au 27 août 1957, une année jour pour jour après la Soummam, qui s'est attribué les prérogatives d'un « deuxième » congrès a décidé, entre autres, de remanier le CCE portant le nombre de ses membres de 5 à 9 où les politiques se retrouvent minoritaires (5 militaires pour 4 politiques) (3). Ainsi furent, à tout le moins au niveau du nombre, abolis le primat du politique sur le militaire et dans le même temps celui de l'intérieur sur l'extérieur. Exit Ben Khedda et Dahlab, tandis que Abane qui était en quelque sorte le coordinateur du CCE, tout en demeurant membre, s'est retrouvé à la tête... d'El Moudjahid. Tout comme a été tripatouillé le CCE, en fonction de circonstances et de l'équilibre des forces qui prévalait, le CNRA a lui aussi connu des modifications. D'abord au niveau du nombre. Il passe de 17 titulaires et 17 suppléants à 56 membres, dont la moitié en suppléants tous cooptés en fonction de critères étrangers à la démocratie. Abane n'attendra pas longtemps son sort ayant été scellé, il sera assassiné le 26 décembre 1957, dans les circonstances que l'on sait, dans les conditions que l'on devine et pour les raisons que tout le monde n'ignore pas. La réunion du CNRA au Caire énoncera les nouveaux principes. Ils seront purement et simplement la négation de ceux édictés lors du Congrès de La Soummam. En effet, il sera décrété qu'« il n'y a plus de primauté du politique sur le militaire ni de différence entre l'intérieur et l'extérieur ». C'est la fin d'une époque et le début d'une autre. Si les débats au sein du CNRA étaient houleux et libres, même les puissants « trois B » (4) se sont d'ailleurs, à plusieurs reprises, fait remonter les bretelles, lors des sessions de cette institution, le fonctionnement organique péchait par des jeux d'alliances troubles qui ont laissé des lésions profondes et rendu vulnérable tout le système de représentation qui a volé en éclats lors de la crise du pouvoir de 1962. L'idéal des concepteurs de la plate-forme de La Soummam aurait-il succombé à un angélisme de rêveurs ? Peu sûr lorsqu'on connaît leur extraction et leur parcours politique respectifs. Il y a lieu de noter en outre que les auteurs du texte fondamental qui guide encore aujourd'hui la doctrine institutionnelle algérienne, qu'ils ont été, hélas, fort avares du mot « démocratie ». Notes 1 - Voir El Watan du 17 juin 2004. Entretien avec Salah Boubnider. 2 - Gilbert Meynier. Histoire intérieure du FLN. Casbah éditions. Alger 2003 3 - Chérif Mahmoud (W I) ; Lakhdar Ben Tobbal (W II) ; Krim Belkacem (W III) Amar Ouamrane (W IV) ; Abdelhafidh Boussouf (W. V) tous militaires. Abane Ramdane, Ferhat Abbas, Mohamed Lamine Debaghine ; Abdelhamid Mehri. 4 - Belkacem, Ben Tobbal, Boussouf.