Aimé Césaire est un des plus grands poètes francophones noirs. Il a écrit le célèbre Cahier d'un retour au pays natal en 1939, et Discours sur le colonialisme en 1955. Il a créé avec Léopold Sédar Senghor le mouvement de la négritude à Paris dans les années 1940. Ecrivain, militant de la première heure, Aimé Césaire pensait à juste titre couler une retraite paisible en Martinique après une vie bien remplie. Mais voilà le débat sur l'esclavage et sur le fameux article 4 de la loi du 23 février 2005, qui décrète le rôle positif de la colonisation française en Afrique et principalement en Algérie, vint perturber cette retraite paisible au milieu des fleurs et de la chaleur martiniquaises. Françoise Vergès, vice-présidente du Comité pour la mémoire de l'esclavage, a sollicité Aimé Césaire qui a décidé de s'exprimer par le biais d'un entretien publié sous le titre Nègre je suis, nègre je resterai. Aimé Césaire s'insurge contre l'oubli ou la déformation de l'histoire. Cet entretien apporte un nouveau souffle au débat sur la colonisation, rappelant les faits coloniaux qui ne doivent être ni oubliés ni jetés aux orties. Deux parties constituent cet ouvrage : la première est consacrée à l'entretien et la seconde est un court essai sur le colonialisme et le post-colonialisme rédigé par Françoise Vergès qui commente les idées exprimées par Aimée Césaire. J'aurais préféré personnellement que tout l'ouvrage soit consacré à l'entretien, non pas que Françoise Vergès dont je connais la brillance n'apporte pas d'éléments au débat, mais parce que l'entretien aurait suffi, tant les paroles d'Aimé Césaire sont fortes et profondes et les questions de Françoise Vergès pertinentes. Césaire rappelle son itinéraire, né en 1913 en Martinique où l'a connu le colonialisme de l'intérieur le combattant en temps et en heure. Cela explique son étonnement et surtout sa révolte contre la loi sur les bienfaits du colonialisme qui nie la souffrance des colonisés. Connu comme « rouspéteur » comme il dit, rebelle depuis son plus jeune âge, il se souvient de cette scène, lorsqu'il était à l'école : un de ces camarades lisait un livre qui disait : « Nos ancêtres les Gaulois avaient les cheveux blonds et les yeux bleus... », Aimé Césaire prend à parti son copain, lui rappelant qu'il était noir : « Petit crétin, va te voir dans une glace ! » Pour Aimé Césaire, rappeler ce souvenir souligne une des premières agressions du colonialisme, le déni d'être soi-même. La colonisation qui a nié l'être dans ce qu'il a de plus intime ne peut être positive. Il parle de la médiocrité de la vie coloniale et de la mentalité coloniale. Il revient sur l'esclavage, une blessure que nul pardon ne guérira. D'ailleurs, Françoise Vergès cite avec justesse ce qu'il a écrit déjà en 1955 dans Discours sur le colonialisme : « le colonialisme est une barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'être la victime, on en a été la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'œil dessus, on l'a légitimé, parce que jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens. » Aimé Césaire ne peut être plus clair, utilisant des mots chocs, pour qualifier et dénoncer le colonialisme. Aimé Césaire a un discours critique vis-à-vis des Africains et sort du discours de la victimisation totale en dénonçant les Africains qui ont aidé les esclavagistes et ceux qui ont contribué à ce que le colonialisme s'installe. Le comparatif entre la colonisation anglaise et la colonisation française éclaircie ses idées. Le concept clé que Françoise Vergès a réussi à lui faire dire concerne la vision que les hommes ont du terme civilisation. Il affirme que les Anglais ont compris avant les Français que la civilisation n'existe pas, car dans le monde, il y a des civilisations, et donc c'est l'histoire qui a obligé la France à percevoir les choses autrement en Algérie : « La France a longtemps continué à dire, Algérie française, mais ce n'était pas vrai et un jour, les Français se sont retrouvés devant le problème algérien, devant le problème africain. C'est l'histoire qui a fini par modifier les choses. » Pour Aimé Césaire, parler d'un quelconque rôle positif est un non-sens. Parlant du monde postcolonial, il est fondamental pour lui que les ex-colonisés sortent de la victimisation, ce qui n'est pas aisé à entreprendre après tant de décennies de colonisation. Aimé Césaire émet une idée juste, lorsqu'il affirme qu'aujourd'hui les hommes et les femmes des pays ex-colonisés sont des personnes complexes : « Nous sommes ceci et cela, et il ne s'agit pas de nous couper d'une part de nous-mêmes. » En effet, il est pertinent de rappeler que les ex-colonisés sont presque tous bilingues, ayant une double culture qui devrait être perçue comme une richesse et non comme une blessure, car il faut avancer. Pour Françoise Vergès, la France doit accepter la nouvelle France postcoloniale, l'évolution de son peuple qui n'est plus que Gaulois. Sur le monde du XXIe siècle, Aimé Césaire possède une immense lucidité. Il n'épargne pas les idéologies d'aujourd'hui. Le problème est que les Européens croient toujours à « La civilisation », tandis que les ex-colonisés croient « aux civilisations ». Son optimisme en l'humanité reste tout de même intacte, car Aimé Césaire pense qu'un apaisement entre les peuples ne peut provenir que par « le dialogue entre les civilisations. » Humaniste convaincu, il est persuadé que toutes les agressions de par le monde, tous ces sentiments de supériorité que certains maintiennent par des idéologies racistes qui provoquent la haine, ne peuvent s'estomper que si ce dialogue s'installe par le biais de la politique et de la culture, dans le respect des uns et des autres. Apprendre que chaque peuple possède sa civilisation, sa culture, son histoire pourrait être la clé pour la paix. Chaque homme a des droits fondamentaux : le respect et le droit au développement. Celui que l'on appelle « Papa Césaire » en Martinique possède toujours cette « cette bouche qui est la bouche des malheurs qui n'ont point de bouche. » Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai (Entretien avec Françoise vergès), Paris : Albin Michel, décembre 2005.