Celui qui créa le terme de négritude fut un bouillonnant jongleur de mots et d'idées, avec une dimension universelle enfin reconnue. Né le 26 juin 1913 à Basse-Terre en Martinique de parents lettrés, Aimé Césaire avait en outre, fait rare à l'époque, un grand-père enseignant. Une bourse lui permet en 1931 de s'inscrire en hypokhâgne au Lycée Louis-le-Grand de Paris. Il n'a pas vingt ans. Il profite de l'environnement bouillonnant du Quartier Latin pour commencer avec la petite diaspora des Noirs africains une quête identitaire que la poésie matérialisera. Le Sénégalais Léopold Sédar Senghor l'influence et, dit-il, le bouleverse, lui qui « n'a jamais douté ». Le « dandy »Léon Gontran Damas complétera la « sainte trinité » qui animera le mouvement de la Négritude. Les intellectuels Noirs américains, qui fuient à Paris la ségrégation raciale d'Harlem ou d'ailleurs, lui ouvrent le monde négro-américain avec ses romanciers et ses fabuleux musiciens de jazz. La Revue Nègre et Joséphine Baker, qui danse les seins nus, officient toutes les nuits dans les caves de Saint-Germain des Prés. Ce terreau propice et, dit Césaire, « inespéré », le pousse à s'engouffrer dans la littérature en travaillant la seule langue écrite dont il dispose, le français. Dès le début des années 1930, textes poétiques et revues (vite interdites par la police) diffusent les thèmes rassemblés autour de la notion de négritude, terme forgé par lui pour nommer la nouvelle pensée nègre. Pour Césaire, la négritude est vécue comme une douleur, un manque primordial. Elle se dilue dans le temps de l'esclavage et du déracinement, l'incroyable temps de la négation. Césaire envisage donc cette notion comme un processus d'humanisation, une naissance forcée à soi pour combler les trous creusés par les négriers dans la généalogie de son peuple. Parlant de la traite, Césaire ne se satisfait d'aucune repentance car, pour lui, « l'Europe est indéfendable. » Il éprouve un choc salutaire en 1936 lorsqu'il découvre L'Histoire de la civilisation africaine de Frobenius. A la Sorbonne, lors du premier congrès des écrivains et artistes noirs, Césaire termine son discours en clamant : « Laissez entrer les peuples noirs sur la grande scène de l'histoire ! » Césaire revient en Martinique en 1939, année où il publie Cahiers d'un retour au pays natal. Ecrit en Croatie, ce texte, violent et beau, est une plongée dans les profondeurs de la négritude. Avec la seule force du style, le jeune exilé plie la langue française à son rythme où dominent musique, vibration, cascade, licence grammaticale, audace lexicale. Dans ce poème écrit pour être dit, le poète se veut éclaireur pour guider hors de l'obscurité imposée ses frères démunis. Hugo et Rimbaud ne sont jamais loin de la parole césairienne. Chez lui, le poète fonde avec sa femme Suzanne la revue Tropique qui disait en couverture : « Nous sommes de ceux qui disent non à l'ombre. » Dans sa revue Césaire dénonce la littérature produite par ceux qu'il appelle les assimilés et ouvre la voie à une littérature antillaise qui récuse tout mimétisme. Ce que veut Césaire, c'est la reconnaissance de son état de nègre. En pleine période « de macaquerie sociale », il proclame crânement : « Il est beau et bon et légitime d'être Nègre. » La raideur verticale de sa pensée est la manifestation énergique de son désir d'être debout et avec lui tous ceux que le système colonial tient courbé. Avec l'aide des communistes, Césaire est élu maire de Fort-de-France puis député. A son action poétique va désormais s'ajouter son action politique. Les Armes miraculeuses que sont pour lui les mots paraît chez Gallimard en 1946 avec une préface d'André Breton. Puis il fait paraître en 1947 une nouvelle revue, Présence Africaine. En 1955 parait Discours sur le colonialisme, un réquisitoire cinglant contre l'ordre colonial. Césaire y affirme que les guerres coloniales menées dans le monde par l'Europe ont « décivilisé » et « ensauvagé » les pays des droits de l'homme. Il écrit : « On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au dessus d'eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées… ». Un autre colonisé, Jean El Mouhouv Amrouche, le premier poète algérien francophone d'envergure, osait un terme que Césaire suggère mais ne prononce pas. Ce terme, Amrouche, le chrétien assimilé, naturalisé français mais indélébilement algérien, le formule dans cette condamnation sans appel de la colonisation : « Mais assimiler sur place, par une entreprise systématique tout un peuple, suppose la destruction progressive de ce qui le constitue comme peuple, c'est-à-dire proprement un génocide. » Le réseau de l'imaginaire Césaire rompt avec le Parti communiste français en 1956. Il adresse une lettre au secrétaire général où il exprime avec vigueur son désaccord avec lui. Pour le PCF l'objectif principal était de libérer du capitalisme le prolétariat européen. Cette classe n'existant pas dans les colonies, les colonisés déclassés devaient attendre. Césaire dit avoir « été trompé » par ses camarades, Aragon et les autres, car il pensait sincèrement que « le communisme devait être au service de l'homme noir, non l'inverse. » Césaire devient avec, Frantz Fanon, le modèle d'une jeunesse antillaise et africaine en pleine revendication indépendantiste. Césaire pourtant ne voudra pas de l'indépendance pour les Antilles. « L'indépendance ne se donne pas, elle s'arrache ! » dira-t-il et leur offrira la « départementalisation ». Il s'éloignera de Fanon qui militait pour une action concrète, violente, à l'image de la violence coloniale. On sait que Fanon trouvera à ses idées un champ d'expression dans la cause algérienne, dont il rejoindra le combat. Après la parution de Ferrements en 1960 et de Cadastre en 1961, deux recueils poétiques de facture surréaliste, Césaire s'attèle à l'écriture de pièces de théâtre. Par la proximité qu'il entretient avec eux, Césaire sait que la plupart de ses compatriotes sont analphabètes et que par conséquent sa poésie ne peut pas les atteindre. Mais s'ils ne savent pas lire, les Martiniquais, que l'oralité structure, ils savent écouter. Aussitôt écrites, les pièces sont jouées en Martinique et en Afrique. On se souvient que Kateb fera de même, avec le même succès populaire. Césaire combat le fatalisme trop souvent invoqué pour excuser l'impuissance des colonisés : « Ce n'est pas une société morte que nous voulons faire revivre » écrit-il, mais un monde en mouvement. Il préconise une nouvelle naissance après avoir fustigé l'impuissance des Noirs et la brutalité des Blancs. Dans ses poèmes, mais aussi dans ses discours politiques, il fait montre d'une « fraternité âpre » que sans cesse il martèle dans le feu des mots et la fulgurance des images. Le langage de Césaire est singulier, précis et familier à la fois. Il refuse cependant le parler créole de la Martinique, cette langue hybride née de la nécessité de communiquer entre maîtres et esclaves déracinés. Césaire instaure souvent dans son discours un rapport d'opposition violent à son pays, un rapport manichéen et tranchant : la mort et la vie, l'amour et la haine, le blanc et le noir, le mal et le bien. Rageur et plein de honte, le premier magistrat de la cité regarde Fort-de-France, « cette ville dans la crasse et la boue couchée » où se vautre la foule vaine de ses semblables. Pour les décrire, Césaire puise dans le champ lexical de la maladie, du corps humain dans ce qu'il a de souffrant et de laid. Césaire se dit avoir été tenté par le refus catégorique de tout compromis : « Je ne m'accommode pas de vous », avait-il dit en s'adressant aux Blancs, responsables selon lui de cette ignominie. Césaire admet que l'aliénation est plus forte aux Antilles qu'en Afrique. L'Antillais est emprisonné dans sa condition, asservi à tout point de vue. Il est dépossédé de son être, de sa liberté et de ses désirs. Et il est trop écarté des progrès de l'histoire pour avoir prise sur elle. Pour Césaire, La Martinique, son île ensoleillée et sale n'est pas « la terre promise » de l'errant. Clôturée par l'océan et brutalisée par lui, « au bout de la boue », elle est espace de mort avec ses oiseaux de deuil, ses fleurs mauvaises, ses plages souillées et ses hommes marqués par l'esclavage. Pourtant un autre réseau de l'imaginaire sauve ces hommes abandonnés, méprisables et méprisés, et les porte vers la vraie vie, acteurs enfin agissant et non agis. Parce que, quoi que l'on dise, ils sont, concède Césaire, « chair de la chair du monde. » Parce que tout se résume, dit le poète, à l'ensemencement, à la germination, au mûrissement. A la formidable copulation cosmique offerte à l'homme par la nature. Mais pour apprécier et jouir de ce chant d'amour, il faut le mouvement, la force du vent et celle de la mer « qui frappe à grand coups de boxe. » Le poète « aux mains d'océan » supplie alors le vent de le faire « renaître au nombril même du monde », ce point d'ouverture féminin par quoi passe et se transmet la vie et que l'on doit couper pour survivre. Enterré dans son île, son panthéon naturel, Aimé Césaire n'a pas souhaité de service religieux mais il a demandé que soit gravé sur sa tombe le poème Calendrier Lagunaire qui débute ainsi : « J'habite une blessure sacrée/ J'habite des ancêtres imaginaires/ J'habite un vouloir obscur / J'habite un long silence/ J'habite une soif irrémédiable/ J'habite un voyage de mille ans/ J'habite une guerre de trois cents ans ». Une manière de dire qu'il n'habitera pas sa tombe et que par ses mots et pensées, il continuera à rayonner au-delà de sa propre existence.