en apparence, la transition ne fut pas brutale, pourtant ses répercussions ne manquèrent pas de chambouler tout le paysage, principalement celui des sciences exactes et de la littérature. Cela se devinait, cela se sentait un peu partout. Le monde se fit alerte pour passer de la physique classique à la théorie quantique. Et les hommes, ceux qui devaient être à l'origine de cette transition, étaient-là, aux aguets. On aurait dit qu'ils s'étaient promis de se rencontrer à la charnière de deux siècles, l'un finissant de donner tout ce qu'il avait dans son répertoire, l'autre ne faisant que poindre, mais avec quelle pugnacité ! La physique classique faisait ses adieux, celle traitant des questions quantiques s'apprêtait, quant à elle, à se saisir de tous les secteurs de la recherche : Max Planck (1858-1947) avec sa théorie de la physique quantique, Albert Einstein (1879-1955) avec sa relativité particulière, En 1905 puis générale en 1921, Niels Bohr (1885-1962), avec ses théories sur le monde de l'atome et la fission nucléaire, Werner Heisenberg (1901-1976), avec le principe d'incertitude qui renvoie, à s'y méprendre, à certains procédés du soufisme : être et ne pas être. L'esprit de finesse, pour ce qui le concerne, allait s'emparer, comme toujours, de ce qui participait du beau, en faire l'apanage : l'Américain, O. Henry (1862-1910), le Japonais, Ryûnosuke Akutagawa (1892-1927), le Russe, Anton Tchékhov, (1860-1904), le Français, Guy de Maupassant, (1850-1893), le Britannique, Saki (1870-1916) et d'autres encore. Apparemment, scientifiques comme hommes de lettres étaient sur la même longueur d'onde, celle de vouloir mettre tout l'univers dans une équation, voire dans un aphorisme, pour mieux capter le sens de la vie. Tous ces écrivains avaient jeté leur dévolu sur l'art de la nouvelle, qui, il faut le dire, s'affichait alors comme un effet d'écho, mais, sur un autre registre celui-là, ou comme un style fugué où viendraient se superposer plusieurs lignes mélodiques. Akutagawa, l'auteur de la fameuse nouvelle Rashomon, pour ne citer que lui, se positionnait à la limite du monde de la légende, mais de la légende moderne, car il y en a une. Faisant indirectement écho aux découvertes de la physique quantique dans un Occident en ébullition, Akutagawa ne s'éloignait guère de son entourage direct, celui du vieux Tokyo, des derniers soubresauts des samouraïs dans une société gagnée par une occidentalisation effrénée, et de son propre psychisme livré à une inquiétude existentielle à fleur de peau. Lui aussi voulait faire exploser sa propre bombe, à l'instar d'un Niels Bohr, d'un Albert Einstein, d'un Oppenheimer, puis, comme eux, regretter son geste dévastateur. Du reste, il le fit avec sa théorie du mal, et sans recourir à quelque procédé pour cacher les retombées de ses visions néfastes. Sa nouvelle Rashomon, pour laquelle il a été pris à partie par les différents critiques littéraires japonais, résume à elle seule le changement radical et sauvage qui s'est opéré dans la société japonaise : une vieille femme fouine dans un dépotoir aux environs de la vielle ville de Tokyo, où des cadavres, qui n'ont pas la chance de connaître une sépulture correcte, s'entassent pêle-mêle et se font, de temps à autre, dépouiller de leurs habits. Un vagabond se présente dans les lieux pour s'abriter d'une pluie violente, et c'est là qu'il découvre le manège de la vieille femme qui s'applique à délester un cadavre de sa perruque. La descente infernale dans le monde du mal se veut alors un voyage précipité dans les méandres de l'être humain dans ce qu'il a de plus méchant. Le vagabond, à son tour, se met à battre et à dépouiller la vieille femme sans aucune raison sinon pour se renvoyer l'image du monde au sein duquel il évolue. Les nouvellistes de cette période, de Tchékhov jusqu'à Saki, en passant par Maupassant, O. Henry et les débuts d'Ernest Hemingway devaient, chacun à sa façon, se pencher sur les plus petites instances psychiques de leurs protagonistes. Ils ne pouvaient ainsi cheminer en dehors de leur temps ni échapper à l'impact de ce qui se faisait ailleurs, dans le monde de la physique quantique. Victor Hugo ne disait-il pas à bon escient : tout ce qui résume l'humanité est surhumain ? Il faut admettre, cependant, qu'il n'y avait aucune espèce de relation directe entre le monde des scientifiques et des hommes de lettres de cette époque. Cette relation, il faut aller la chercher du côté de la littérature elle-même et des réalisations purement scientifiques. La protagoniste de « boule de suif » de Maupassant, malmenée par l'armée prussienne, nous renvoie l'image d'un Niels Bohr en résidence surveillée dans son pays à la suite de l'invasion des armées hitlériennes. Nick Adams, le héros d'Ernest Hemingway, se débattant avec les petits poissons dans les cours d'eau du Michigan, n'est pas loin de l'image d'un Einstein dans son conflit, aux allures polies, il faut le dire, avec Max Planck. On peut lire de différentes façons les nouvelles de cette période tout en les plaquant sur les différents aspects scientifiques d'alors sans risque de s'éloigner du chemin de la vérité. Toutefois, il reste un domaine qui échappe à l'entendement. Les scientifiques de ce début du XXe siècle ont, apparemment, connu un cheminement, plus ou moins normal, dans la vie. Les nouvellistes, par contre, devaient terminer tragiquement. Tout comme qui dirait que la grande transition s'est faite aux dépens de chacun d'eux. Le séquençage de la vie, même s'il a réussi sur le plan de l'écriture littéraire, a été néfaste pour eux. Ils sont morts relativement jeunes : Tchékhov devait succomber à une maladie pulmonaire, Maupassant, dans un asile d'aliénés, Saki, mort dans les tranchées de Verdun, O.Henry, fut atteint de delirium tremens. En se donnant la mort en 1927, l'écrivain japonais, Ryonusuke Akutagawa, ne faisait que consacrer dans la réalité cette « vague inquiétude » qui n'avait cessé de l'envelopper depuis 1922. Il fut, en quelque sorte, le précurseur en la matière. Son compatriote, le fameux Yukio Mishima, (1925-1970), devait, lui, suivre son exemple, avec beaucoup plus de courage, en faisant acte de « seppuku », Hara kiri en 1970, dans la pure tradition japonaise.