C'est au théâtre d'Oran que le TR Sidi Bel Abbès a présenté la générale de sa dernière production, sa salle étant actuellement en travaux de réfection. D'emblée, disons que Yahia Benamar, le metteur en scène, n'a pas choisi la facilité en se coltinant à une pièce tirée d'un des chefs-d'œuvre du cinéma mondial, Rashomon, réalisé en 1950 par Akira Kurasawa. Ce maître du cinéma avait alors révolutionné les codes du 7e art, tant au niveau esthétique que sur le plan narratif. Son prétexte qui met en exergue la subjectivité de toute vérité, avait tant séduit, que les studios américains en firent un remake en 1964. Cela avait donné The Outrage, un western réalisé par Martin Ritt, avec dans le rôle principal son acteur fétiche Paul Newman, en bandit mexicain, accusé de meurtre et de viol d'un couple. Lors du procès, trois plausibles versions des faits sont exposées pour débusquer la vérité du mensonge. Le scénario de Rashomon, écrit par Shinobu Hashimoto et Akira Kurosawa, est tiré de l'œuvre de Ryunosuke Akutagawa, un écrivain considéré comme l'Ernest Hemingway du pays du Soleil levant et qui comme lui, mais bien avant lui, se suicida (en 1927), en raison d'un tourment lié aux questions éthiques que posaient le monde contemporain. C'est dire la résonance tragique de la problématique vérité/réalité, une interrogation que Kurasawa avait subtilement illustrée. Depuis, il est question en psychologie de ce qu'est appelé «l'effet Rashomon» po»ur traduire les distorsions dans la perception différenciée d'une même réalité par des individus qui en sont témoins. Yahia Benamar a beaucoup de mérite, et le TRSBA également pour l'avoir accompagné dans l'évocation de cette lancinante question rapportée à notre pays et à la question des pensées uniques qui s'y affrontent. Qui croire, alors que tout est devenu relatif ? Cela étant, pour celui qui a vu le film aux multiples distinctions, dont le Lion d'or de Venise, et pour aussi délicat que puisse être le parallèle, il est impossible d'en évacuer le souvenir en suivant le Rashomon de Yahia Benamar. Basé sur une traduction en arabe classique par l'Egyptien Abdelhalim El Bachelaoui, le spectacle colle au plus près de l'œuvre originelle. L'intrigue est située à un moment de grands désordres au Japon, celui des alentours du Xe siècle. La guerre civile sévit, l'injustice et la misère également. Dans un vieux temple, à proximité de Rashomon (porte des démons en japonais), qui fut la principale porte d'entrée de la ville de Kyoto, une pluie torrentielle a obligé trois hommes (un bûcheron, un shaman et un paysan) à se rencontrer. Ils se retrouvent à évoquer une étrange affaire de meurtre d'un samouraï et du viol de son épouse. En flash-back, se déroulent alternativement le procès et les faits, selon différentes versions des uns et des autres, témoins, victimes et accusés. La scénographie de Yahia Benamar, les bruitages de la bande-son, les jeux de lumière ainsi que la musique de Lotfi Attar installent une lourde atmosphère de violence, de déréliction et de détresse. Au fil de la représentation, la démonstration de la thèse quant à l'effet Rashomon est privilégiée au détriment de la fable, la première aurait pu être plus opportunément sous-jacente. La mise en scène s'est ainsi laissée piéger par une illustration manichéenne de son propos. De là, découlent les faiblesses d'un spectacle qui passe la rampe malgré tout. Il reste très perfectible pour peu qu'il devienne moins verbeux et qu'il gagne en rythme là où il en manque. Il est fort à parier, qu'avec un rodage et des réajustement nécessaires, Rashomon compte au nombre de ces spectacles qui ont fait la bonne réputation du TRSBA. Il le doit, d'autant qu'il est servi par une pléiade de comédiens au talent avéré : Benaïssa Nawel, Nouar Dalila, Djeriou Abdelkader, Yacine Djouzi, Benaïssa Abou Bakr Essedik, Abdelillah Marbouh, Benbakreti Mohamed, Ahmed Benkhal et Bekhaled Lasfar. Ils n'ont pas démérité, même si la stylisation de leur jeu a privé leurs personnages d'une caractérisation nuancée.