Malgré les années passées en Algérie, la démarche de Marcel Bois est restée toujours typiquement savoyarde. Sa silhouette paysanne le trahit. Dès que son ombre furtive traverse les ruelles d'Alger, elle devient vite repérable ; son béret basque et son sourire agréable cachent difficilement son allure. Dans les débats, Marcel Bois est peu bavard. Il ne parle que pour émettre une remarque ou ajuster quelque chose qui résonne mal ou faux ; sinon, il écoute et apprécie tout ce qui réveille la curiosité intellectuelle. Dans son travail de traducteur, il n'a d'autres soucis que la passion du métier et la perfection du travail. Traduire, c'est d'abord aimer avant d'aborder sérieusement un livre, disait-il. Il adore la perfection dans son travail. Il est capable même de bousculer la mémoire aux extrêmes pour trouver le mot juste avant de s'extasier : Eurêka... Eurêka... Il ne doit sa forme, malgré ses quatre-vingt ans, qu'à la marche, le travail permanent dans son petit jardin qui gorge de plantes et de légumes et à un certain bonheur de la vie. Marcel Bois est de cette génération dont la générosité dépasse tout entendement. Quand l'Algérie faisait face à cette machine à tuer des années 1990, je lui ai posé une question, absurde peut-être, dans la cadre d'un documentaire Tv consacré à son parcours personnel et intellectuel : « n'as-tu pas peur de ce climat d'insécurité ? Rester ici est très dangereux ? ». Il me répondit sans même penser ou raisonner : « Pour aller où ? Rachid Mimouni disait ceci : rester, c'est mourir un peu, partir c'est mourir beaucoup. Je préfère rester et mourir un peu. Je crois profondément à la destinée des êtres. La terre est une et indivisible. La mort est là où on va. J'ai vécu presque cinquante ans avec ce peuple, il m'a donné beaucoup de son âme et un grand bonheur, je ne peux pas le laisser dans ces moments durs. Bien sûr, je déconseille à mes amis de se laisser tuer bêtement ; moi, je ne peux pas. Quand je m'engouffre dans le travail, la peur s'estompe et ne comptent que les moments de bonheur qu'on tisse à travers l'écriture. » Voilà une fine partie du profil de l'homme qu'on croise constamment dans les petites rues, sans se rendre compte que c'est bien l'homme qui s'est voué corps et âme à une terre, aux hommes et à la littérature. Têtu avec les mots jusqu'à ce qu'il trouve l'équivalent qui lui va. Capable d'arrêter le temps pour chercher la place exacte d'un mot perdu dans la mémoire ou dans l'espace littéraire qu'il côtoie constamment, pour changer une ponctuation qui déforme la tonalité ou revoir une phrase dans laquelle il a senti de fausses résonances. « Les mots doivent s'installer et retrouver leurs places justes qui leur revient de droit. » La traduction est par essence une responsabilité double, envers l'écrivain qui ne peut tolérer la déformation de sens, mais surtout le lecteur dont les attentes sont énormes. Gagner sa confiance est un combat titanesque et quotidien, pour la perdre, il suffit de flancher dans un travail mal fourni, pour que tout s'ébranle. La responsabilité est très grande, des fois insurmontable. Né en 1925, dans un petit village de Savoie, Marcel Bois quitte sa terre natale et entreprend un long périple : Strasbourg, Tunis, Beyrouth, Alger et Aix-en-Provence, et qui se solde à la fin, par une licence de lettres classique et de lettres arabes. En 1961, il s'installe définitivement en Algérie. Avec le déficit dans le domaine de l'enseignement, après l'indépendance, il prend part à l'effort noble de formation et de construction du pays. Pendant presque vingt ans, il se consacre à l'enseignement du français au lycée El Mokrani. Il enseigne aussi la traduction qui fera de lui l'un des rares traducteurs à avoir consacré toute une vie à son métier, celui de transmettre plus qu'une littérature, une âme qui se fait dans la douleur mais aussi dans le bonheur de construire un monde nouveau. Toute l'activité des départements de français sur la littérature algérienne de langue arabe reposait sur son travail de traduction ; il était une vraie fenêtre à travers laquelle on voyait une Algérie qui espérait ; il est la perle rare. Ce n'est pas trop demandé aujourd'hui de réclamer haut et fort une reconnaissance pour ses efforts et une distinction étatique à ce grand homme qui a fait de l'Algérie et de sa littérature une partie de sa raison de vie. Une grande passerelle de littérature, mais aussi de tolérance. C'est Marcel Bois qui a traduit l'œuvre complète de Benhaddouga. Le choix de cet écrivain est très significatif. Benhaddouga est le père fondateur du roman algérien de langue arabe. La traduction du Vent du Sud a fait de ce roman une révélation auprès des lecteurs francophones à travers le monde, avant de continuer avec La mise à nu, la fin d'hier, Djazia et les derviches, je rêve d'un monde, et les nouvelles : Blessures de la mémoire. C'est Marcel bois aussi a traduit une partie de l'œuvre de Tahar Ouattar : Ez zilzel, Noces de mulet et le recueil de nouvelles : Les Martyrs reviennent cette semaine ; et deux romans des écrivains de la nouvelle génération de Brahim Saâdi : Fatwas et confession au retour des ténèbres et d'autres romans et nouvelles difficiles à énumérer tous. Son travail ne s'arrête pas à ces limites, il participe à tous les chantiers de traduction et des anthologies en Algérie, dont le dernier travail en date, la réalisation d'une anthologie complète de la littérature algérienne de langue arabe, à l'occasion de l'année de l'Algérie en France. Le travail sérieux de Marcel Bois fait de lui, aujourd'hui, l'un des grands traducteurs dans la maison d'édition française : Actes Sud ; une nouvelle expérience qui lui permettra, certainement, de donner davantage, le meilleur de lui-même, à la littérature algérienne. Marcel Bois est aussi une grande leçon d'humilité, d'abnégation et d'assiduité, de travail et de tolérance. Quatre-vingt ans, il ne fait que redécouvrir d'une manière constante, un monde vivant et insaisissable qui se féconde continuellement, s'éteint et se réveille sans fin, devant ses yeux, mais qui ne s'estompe jamais : la littérature.