Le 4 avril dernier, Günter Grass, prix Nobel de littérature en 1999, publie un poème en prose dans le journal allemand Süddeutsche Zeitung dans lequel il estime qu'Israël, avec ses armes atomiques, «menace la paix mondiale déjà si fragile». Intitulé Ce qui doit être dit, le poème évoque d'éventuelles frappes préventives israéliennes contre des installations nucléaires iraniennes comme étant un projet qui pourrait mener à «l'éradication du peuple iranien, parce que l'on soupçonne ses dirigeants de construire une bombe atomique». En parallèle, il y a «cet autre pays, qui dispose depuis des années d'un arsenal nucléaire croissant - même s'il est maintenu secret -, et sans contrôle, puisque aucune vérification n'est permise», poursuit l'auteur, visant Israël sans le nommer, au début de son texte. Grass relève «le silence généralisé sur ce fait établi», qualifié de «mensonge pesant», parce que «le verdict d'antisémitisme tombera automatiquement» sur qui le rompra. «Pourquoi ne dis-je que maintenant (...) que la puissance atomique d'Israël menace la paix mondiale déjà fragile ? Parce qu'il faut dire ce qui pourrait être trop tard demain», explique-t-il. «Je ne me tairai plus, parce que j'en ai assez de l'hypocrisie de l'Occident» vis-à-vis d'Israël, «responsable de cette menace». Il demande «un contrôle sans obstacle et permanent de l'arsenal atomique israélien et du programme nucléaire iranien par une instance internationale reconnue par les deux gouvernements». Plusieurs réactions hostiles à l'auteur se sont manifestées, notamment en Allemagne et en Israël. Réactions qui s'accordent à le qualifier d'antisémite. Pourtant, l'écrivain a toujours reconnu le droit à l'existence de l'Etat d'Israël. Le 8 avril, Israël le déclare persona non grata sur son territoire. Le ministre des Affaires étrangères allemand, Guido Westerwelle, écrit dans l'hebdomadaire Bild am Sonntag que «l'Allemagne a une responsabilité historique pour les citoyens d'Israël» et que «placer l'Iran et Israël sur un pied d'égalité moral n'est pas plein d'esprit, mais absurde». Le Parti social-démocrate allemand (SPD), dont Günter Grass est proche prend ses distances avec le Nobel de littérature. «Ses apparitions pour soutenir le SPD lors de meetings de campagne sont exclues», relève Christian Lange, un responsable du groupe SPD au Bundestag, cité par le journal Die Welt. Des voix demandent de retirer le prix Nobel à Grass. L'Académie suédoise qui décerne ce prix rejette une telle option. «Il n'y a pas et il n'y aura pas de discussions à l'Académie suédoise pour lui retirer son prix», écrit son secrétaire permanent, Peter Englund, sur son blog. Depuis les années 1950 Les romans et prises de position de Grass sur les questions qui vrillent l'actualité prêtent souvent le flanc à des critiques hostiles. En 1959, Günter Grass publie son roman Le Tambour adapté à l'écran, en 1979, par Volker Schlöndorff. L'œuvre met en relief les complicités des petits bourgeois allemands avec Hitler. A travers le personnage d'Oscar, il exhume les événements qui se sont déroulés à Dantzig, sa ville natale, entre 1924 et 1950. Un passé que sa patrie ne peut affronter sans se culpabiliser. Impedimenta, qui s'impose aux consciences non sans traumatisme. Une mémoire collective à jamais marquée par les crimes nazis(1). Et quand le fondateur de l'Ecole de Franckfurt, Theodor Adorno, observe qu'«écrire un poème après Auschwitz, c'est barbare», Günter Grass voit qu'«on n'aura jamais fini d'écrire après Auschwitz»(2). Le 17 juin 1953, les ouvriers se soulèvent à Berlin-Est. Ils sont écrasés par les chars soviétiques. Le dramaturge, Bertolt Brecht, s'y trouve mais ne dit rien. Ce qui inspire à Grass sa pièce Les Plébéiens répètent la révolution, où il s'attaque à Brecht et aux intellectuels restés inertes face à la répression des ouvriers est-allemands et le pouvoir qui voit en leur révolte une contre-révolution, relevant d'un complot occidental. Engagé aux côtés de Willy Brandt, il prend la défense de ce dernier quand le chancelier Konrad Adenauer le présente comme «émigré» et «enfant illégitime». Il s'attaque à l'attitude de l'Allemagne face à ses écrivains émigrés, à l'exemple de Thomas Mann. A ce propos il écrit : «Car c'est tacitement une véritable loi en Allemagne. Les émigrés ne doivent jamais revenir. Qu'ils aillent mourir comme Heinrich Heine ou Georg Buchner à Paris ou à Zurich.»(3) Son roman, La Ratte (4), situe l'histoire dans les années 1980 pour traiter de la menace nucléaire et de la destruction de l'environnement. Le personnage principal est une ratte qui apparaît en rêve au narrateur. Ce dernier relate comment l'humanité, qui court vers sa perte, ne fait rien pour éviter la catastrophe nucléaire. Une telle aberration est illustrée à travers cette observation: «L'ordure survit à l'homme. Seule l'ordure lui a survécu !» (P13). Et plus loin : «Nous n'avons, dit la ratte, déclenché que ce que l'homme s'était à lui-même promis : les stocks suffisaient, selon le mot de son Dieu vengeur, pour détruire toute chair où il existât un souffle de vie. Et, cent fois plutôt qu'une, les hommes voulaient en effet à toute force s'anéantir eux-mêmes et toute autre créature (P150).» En 1989, avec la chute du Mur de Berlin, prélude à la réunification allemande, Grass plaide en faveur d'une confédération des deux Etats et s'oppose à la dilution de la République démocratique d'Allemagne (RDA) dans l'Allemagne fédérale. A son avis, la réunification traduit une vision ultra-libérale qui permet au capitalisme de l'Ouest de privatiser le tissu industriel est-allemand aux dépens des intérêts de ses populations.Cette question est abordée dans son roman Toute une histoire(5) en 1995. Le lieu est Berlin, de 1989 à 1991, au moment de la chute du Mur de Berlin et de la réunification allemande observée par deux personnages, Fonty et Hofftaler, un intellectuel et un espion. A travers eux, défile l'histoire de l'Allemagne : la révolution de 1848, la réunification de1871 consacrée par Bismarck, la République de Weimar, la Gestapo, le groupe l'Orchestre rouge et la Stasi. Mais dans cette histoire, à la Cervantès, brille l'esprit de Grass. Le livre, comme tout ce qu'écrit Grass, aiguise les passions. Il constate : «à l'Est comme à l'Ouest, des écrivains clouèrent d'autres écrivains au pilori. Ils s'accusaient pour ne pas être accusés. Celui que l'on portait la veille au pinacle était aujourd'hui traîné dans la boue. Ce qui n'était pas dit, s'ajoutait à ce qui l'était. Une sainte fut proclamée putain d'Etat, et le chanteur qui faisait jusque-là sangloter la douleur ne parvenait plus qu'à des cris de satisfaction. De petits esprits s'érigent en juges. Le soupçon pèse sur chacun. Et comme les points cardinaux indiquaient toujours les orientations politiques, la valeur de la littérature de l'Est fut estimée au taux occidental : celui de la ferraille» (P 556). Fonty dans une lettre à sa petite fille dit : «des milliers d'ouvriers et d'employés sont soumis à un processus de décapitation qui ne raccourcit certes pas les individus d'une tête, mais dont le couperet lui enlève le pain qu'il gagnait, l'emploi qui, lui, était hier encore assuré, et sans lequel, du moins dans ce pays, il est comme sans tête» (P 580).Et dans une lettre adressée cette fois à Martha sa fille, il observe : «… Pour ce qui est de ton mari, celui que tu t'es offert comme entrepreneur solide, bienveillant et qui à présent fait honneur à son nom par ses spéculations foncières, je ne peux te dire qu'une chose : lui aussi est un fils de son époque (…) La victoire sur le communisme a rendu fou le capitalisme.» C'est pourquoi je voulais instamment conseiller à Eckhard Freudlich, peu avant qu'il ne s'ordonne de quitter la vie, de prendre la tangente comme moi : «On ne peut plus rester en Allemagne» (P 626). En 1993, il s'engage dans les débats sur la restriction du droit d'asile et la révision de la Constitution qu'elle implique et à laquelle il s'oppose. Il quitte ainsi le SPD, dont les rapports sont souvent conflictuels. En 1979, il s'oppose à «la loi contre les extrémistes». La droite le qualifie de «sympathisant des terroristes» et la gauche de «protecteur de l'establishment». Ainsi est l'humanité Depuis l'aube des civilisations, les œuvres littéraires, artistiques, idées philosophiques, réflexions sur les questions d'actualité déclenchent des tempêtes qui sèment l'odeur de la mort, prison, intolérance… Pour schématiser, en 399 avant Jésus-Christ, Athènes condamne à mort Socrate, coupable d'enseigner aux jeunes à réfléchir par eux-mêmes en usant de la maïeutique. Il boit de la ciguë. Ses dernières paroles : «N'oublie pas d'aller sacrifier un coq à Esculape», le dieu de la médecine et de la santé et exprime son regret de ne pas avoir été musicien. Anaxagore et Protagoras sont poursuivis par la justice d'Athènes, Aristote est contraint à l'exil pour un temps. Les têtes de Diagoras de Melos sont mises à prix, Théophraste, Stilpon et Phryné passent devant les Héliastes. A Amsterdam, Spinoza est excommunié par les siens pour ses idées. Jugé dangereux par les adeptes d'un Islam dogmatique, Al Hallaj est décapité. Le 13 janvier 1898, Emile Zola, convaincu de l'innocence du capitaine Alfred Dreyfus publie dans le journal L'Aurore son J'accuse. Une partie importante de l'opinion publique et de l'élite française réveille les démons nationalistes et déclenche sa guerre à l'auteur de Germinal. La justice le condamne pour diffamation. Il s'exile un an en Angleterre. En Espagne, passons l'Inquisition, sous la dictature de Franco, en 1956, la police saisit 36 289 Bibles et nouveaux testaments protestants, jugés contraires à la foi catholique. Hitler qualifie d'«art dégénéré» tout ce qui ne convient pas à son moule idéologique. Staline lance son appel au meurtre contre l'écrivain Kravchenko, à cause de son livre J'ai choisi la liberté. Au nom de la religion, les passions s'attisent pour empêcher la projection du film La dernière tentation du Christ de Martin Scorcese. Au nom de la religion aussi, Ayatollah Khomeiny lance un appel pour tuer Salman Rushdi, auteur du roman Les versets sataniques, jugé blasphématoire. En juillet 2001, le chef d'orchestre, Daniel Barenboïm, joue un extrait d'un opéra de Richard Wagner (1813-1883) et déchaîne les colères alimentées par le fait que ce dernier, en plus de son antisémitisme est le compositeur préféré d'Hitler (6). L'avenir est loin d'être immunisé contre ce genre d'attitudes. Qui a raison si ce n'est le plus puissant ? Les Gitans et les Tziganes ont subi les atrocités nazies. Pourquoi, à ce jour, aucune voix ne s'élève pour leur rendre justice. Où est la limite entre raison et aberration, vérité et mensonge ? «Et qu'est-ce que ça veut dire ‘‘illégal'', quand ce qui se passe est de toute façon un défi à la loi ?»(7) se demande Günter Grass.
1) Günter Grass : Le Tambour. Paris, Editions Le Seuil 1961. 2) Brigitte Pätzold : Günter Grass en croisade contre l'oubli .Le Monde diplomatique, Octobre 1995, n° 499.Pp 14 et 15. 3) Ibid. 4) Günter Grass : La Ratte, Paris Editions Le Seuil 1987. 5) Günter Grass : Toute une histoire. Paris, Editions Le Seuil 1997. 6) Edward .W.Said : Barenboïm brise le tabou Wagner. Le Monde diplomatique, octobre 2001, n° 571.Pp 24 et 25. 7) Günter Grass : Mon Siècle. Paris Editions Le Seuil 1999.