Dure, exagérée parfois, mais bien réalisée et interprétée, une œuvre qui interroge et interpelle. Faut-il «juger» un film sur les déclarations de son réalisateur ou sur l'œuvre elle-même ? Faut-il le faire d'ailleurs avec des déclarations émanant de toute personne, qu'elles soient favorables ou non à cette œuvre, plaisantes ou non, exactes ou non ? C'est une question récurrente qui se pose dans le champ culturel algérien et qui prend un relief particulier avec le dernier long métrage de Merzak Allouache, Le repenti, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes, ce qui est déjà une distinction dans cette section non compétitive. Nous traînons avec nous des abcès qu'il faudra bien percer un jour pour que l'expression artistique et culturelle dans notre pays puisse s'épanouir davantage et produire des œuvres marquantes de dimension nationale et internationale. Premier abcès : durant des décennies, la liberté d'expression n'existait pas, ce qui a amené à utiliser le champ artistique comme vecteur de messages politiques, plus ou moins allusifs, plus ou moins efficaces. Aussi, pendant longtemps, de nombreux créateurs et auteurs ont été poussés à construire leur œuvre à partir d'un discours politique, les asséchant de toute saveur et profondeur esthétique ou leur donnant peu de «durabilité». De même, les publics ont été formatés longtemps pour interpréter les œuvres essentiellement à partir de critères politiques. Il est symptomatique d'ailleurs que les commentaires sur les œuvres se focalisent sur la thématique, les «messages», et souvent au seul plan politique, au détriment de la forme. Négliger la forme et la séparer du contenu, c'est tuer une œuvre. C'est en tout cas une manière de la réduire et de lui nier son autonomie d'œuvre en l'accrochant à des registres extérieurs à la création. Cela ne signifie pas, au contraire, qu'une œuvre soit dénuée de dimension politique, mais c'est une dimension qui n'est pas réductible à ses à-côtés. Il est d'ailleurs arrivé, plus d'une fois, dans l'histoire de la littérature et des arts, qu'un auteur produise une œuvre à l'encontre des opinions politiques ou éthiques qu'il professait. Aussi, si Merzak Allouache est critiquable dans ses déclarations, qu'il le soit sur ce seul plan et que son œuvre soit abordée en tant qu'œuvre. Ce sont les hommes politiques qu'il faut apprécier selon leurs déclarations. Quant aux artistes et auteurs, qu'ils soient abordés à partir de leurs créations. Deuxième abcès : dans tous les arts, et le cinéma en particulier, la production, bien qu'en augmentation, est restée insuffisante, avec des temps très longs entre la sortie de deux œuvres et, en conséquence, l'accumulation d'attentes surdimensionnées. Chacun attend le prochain film en espérant qu'il traite de tout et selon ses propres opinions. Comme si une œuvre avait un devoir d'unanimité et de reproduction exacte de la réalité. C'est nier les spécificités de la représentativité d'une œuvre qui ne peut être ni un traité de sociologie, ni un manifeste politique. Il est remarquable par ailleurs que le cinéma soit encore plus ciblé par ces attitudes que la littérature par exemple ou l'on admet mieux la diversité des approches et des styles. Est-ce une question de budget ou le fait que le cinéma dispose de publics plus larges ? Autant de questions à poser quand de véritables débats critiques auront lieu. Cette longue mais indispensable digression établie, parlons du film. La première chose qui frappe dans le dernier film de Merzak Allouache, Le repenti, c'est bien l'aisance avec laquelle il a filmé l'univers rural et semi-rural algérien. Une performance qui peut paraître étonnante pour un réalisateur né dans l'un des quartiers les plus populaires d'Alger, citadin de souche, coutumier des thèmes urbains, d'abord par «Omar Gatlato» (1976) qui a marqué une charnière dans le cinéma algérien. Ce film plébiscité par le public, salué par la critique nationale et internationale, et d'ailleurs sélectionné en 1977 à la Semaine de la critique du film de Cannes, a été aussi considéré du point de vue de son approche nouvelle des problèmes d'une jeunesse grandissant dans des espaces urbains où surgissaient les conflits de génération, d'espace, de gestion et de comportements. Sauf peut-être Les aventures d'un héros, film symbolique qui faisait une incursion dans le monde rural, Merzak Allouache s'est longtemps établi comme un cinéaste de la ville et même de la ville d'Alger. Dans Le repenti, le monde rural est dépeint avec sobriété. Visiblement, on a pris un grand soin dans le repérage des lieux comme dans la manière de les filmer, en dépit d'un tournage de deux mois. La première scène du film, en long travelling, montrant la course de celui que l'on découvrira être le repenti, est de toute beauté. Le réalisateur a su profiter de la neige sur les Hauts-Plateaux pour lui donner du contraste, de la force et du rythme. Tous les paysages sont choisis et filmés avec attention, relevant le contraste entre leur beauté et les drames humains qui peuvent s'y dérouler. Les décors ne sont pas traités comme des éléments dénués de vie, mais utilisés à bon escient dans la trame narrative. Usant de la caméra subjective, les plans pris des sommets, suggèrent une observation et une présence en ces lieux. Le mode de filmage, privilégiant la caméra à l'épaule au lieu d'une fixation sur trépied, bien que parfois abusive (comme dans la plupart des films actuels qui utilisent ainsi les effets du reportage), renforce la dynamique des scènes et ajoute à leur véracité cinématographique. Les personnages ne sont pas stéréotypés et échappent à la maladie des êtres monolithiques que notre cinématographie a souvent générés. Ce sont leurs contradictions, leurs conflits intérieurs et leurs doutes qui sont mis en avant, leur donnant ainsi de la «chair» et obligeant les acteurs à évoluer sur des subtilités d'interprétation. A ce jeu, on peut dire que le casting a bien fonctionné et que les comédiens ont su répondre au scénario qui les révèle au spectateur par touches successives. On ne sait pas au début qui ils sont, ce qu'ils veulent. Eux-mêmes le savent-ils ? Les comédiens ont dû respecter ces processus de révélation de leurs personnages et c'est une performance dans notre cinéma (y compris celui de Merzak Allouache pour certaines de ses œuvres), qui s'est habitué à les «dénuder» au début comme à poser d'emblée tous les éléments d'une situation. Les acteurs principaux comme les seconds rôles et même les figurants sont d'une justesse qui fait plaisir à voir. Nabil Asli dans le rôle du repenti a su exprimer toute l'ambiguïté de son personnage. Khaled Benaïssa, en pharmacien désabusé et alcoolique, s'est bien acquitté du jeu entre lâcheté et générosité. Quant à Adila Bendimerad, en médecin mariée au précédent et séparé de lui après l'enlèvement et l'assassinat de leur fille par les terroristes, elle est simplement époustouflante, notamment dans les scènes finales qu'une partie du public du festival a trouvées abusives ou trop «pathos», ignorant les expressions de douleur et de deuil dans notre société. Merzak Allouache a évité plusieurs écueils souvent repérables dans notre cinéma de fiction : la tentation documentaire, l'inflation de personnages et l'abus de dialogues. Il réussit là un film marquant qui exprime sa volonté de signaler la difficulté, sinon l'impossibilité, pour les proches des victimes du terrorisme de réaliser leur deuil sans l'expression du repentir des «repentis». Mais son scénario dessert aussi sa démarche par un systématisme qui ignore le point de vue de ceux qui ont soutenu et soutiennent encore la concorde civile, notamment en milieu rural. Le personnage du cafetier, interprété par Hassen Zerari, aurait pu être davantage fouillé dans ce sens, à la mesure de la complexité des autres personnages. C'est une œuvre pessimiste avec une fin implacable, reflétant «la rage» avec laquelle Allouache a déclaré avoir tourné, notamment en se voyant refuser le financement public algérien. Cela ne l'a pas empêché d'inscrire l'Algérie au début de la fiche technique officielle du film. Pour l'Algérie, justement, ce genre de films, aussi durs soient-ils, peut contribuer au processus de deuil. De nombreux pays ont su utiliser l'art, et notamment le cinéma, à ce dessein, à commencer par les USA qui ont traité abondamment de la guerre de sécession ou de celle du Vietnam.