Selon J. M. Toulouse, «La bonne gouvernance nécessite des acteurs responsables de leurs choix, de leurs décisions, de l'usage des ressources et des résultats (…). Elle est aussi indissociable de la reddition des comptes qui doit être dans son contenu et sa forme complète et transparente». Malheureusement, en l'absence de reddition de comptes, la gestion publique en Algérie est pour le moins désastreuse. Ainsi, la presse nationale (El Khabar du 5 avril 2012), nous apprend que, selon le Premier ministre, la réévaluation des projets inscrits dans le programme présidentiel 2005-2009 est de l'ordre de 40 milliards de dollars. Il nous apprend également que, selon le ministre des Ressources hydrauliques, la réévaluation des projets de son secteur varie entre 51% et 60% du montant initial. Si ces chiffres sont exacts, on est en droit de se poser des questions non seulement sur les compétences managériales des gouvernants, mais aussi sur l'utilisation pour le moins approximative des finances publiques. Dans le même ordre d'idées, l'accord à l'amiable entre Sonatrach, d'une part, et Anadarko et Maersk, d'autre part, soulève, de par l'importance des pertes (4,4 milliards de dollars pour Anadarko et 920 millions de dollars pour Maersk) plusieurs interrogations. En effet, selon M. Prieure, ex-conseiller de Sonatrach, l'erreur réside «dans l'application avec effet rétroactif de la nouvelle réglementation aux contrats». De son côté, M. Attar, ancien P-DG de Sonatrach, estime que le choix du cabinet de conseil juridique et la stratégie de défense de Sonatrach sont à l'origine de ce fiasco. Ces explications sont insuffisantes pour clarifier les zones d'ombre de cette affaire. Tout porte à croire que ces décisions ont été prises sans consultation par l'ancien ministre de l'Energie, dans la mesure où il est difficile d'admettre que les managers de Sonatrach ignorent le principe de non-rétroactivité ou ne connaissent pas les bons cabinets de conseil. Par ailleurs, on est en droit de se poser des questions sur les raisons et les motivations qui ont amené ce ministre à céder les actifs détenus par Sonatrach dans le capital d'Anadarko et la vente de l'entreprise d'exploitation des mines d'or à un groupe australien. Ces questions se posent avec insistance lorsqu'on sait que, d'une part, ces cessions ont été faites respectivement en 2003 et 2002, c'est-à-dire à un moment où l'Algérie avait déjà une situation financière confortable et, d'autre part, selon M. Attar, Sonatrach «a beaucoup perdu» en cédant sa part à Anadarko et que l'Algérie vient de racheter l'entreprise d'exploitation des mines d'or. Mais l'hémorragie financière et la souffrance de notre pays ne s'arrêtent pas là, puisque l'Algérie aurait payé, en 2011, au titre du transport maritime des marchandises importées, la somme de 12 milliards de dollars. En d'autres termes, on a payé un montant équivalent à celui de toutes nos importations en 2000 ou le même montant que celui du financement global accordé par le Club de Paris dans le cadre du rééchelonnement, qui restera une blessure gravée dans la mémoire de tout Algérien qui a un minimum de dignité, au-delà de ses retombées désastreuses sur le plan économique, social, industriel, financier et politique. Notons aussi, que notre pays a payé environ 100 millions d'euros en plus en 2011 au titre des surestaries en raison du retard dans le dédouanement des conteneurs. Mais au-delà de ces chiffres, c'est la sécurité du pays qui se trouve à la merci des armateurs, qui peuvent à tout moment organiser un embargo et ainsi le mettre à genoux, dans la mesure où l'Algérie , à cause de l'absence de vision, est en situation de dépendance presque totale vis-à-vis de l'étranger pour toutes sortes de produits et notamment en matière de produits alimentaires et de médicaments. Soulignons au passage, que ni l'évolution démographique, ni l'inflation, ni la parité euro/dollar ne peuvent expliquer l'augmentation d'environ 400% de la facture globale de nos importations, entre 2000 et 2011, (46 milliards de dollars). A titre de comparaison, notons que nos importations sont passées entre 1990 et 2000 de 9,53 à 12 milliards de dollars, soit une augmentation de 79,5%. Il est donc clair que l'activité de l'importation devient, par le biais de la surfacturation, un moyen commode pour le transfert de la devise à l'étranger. Dans le même ordre d'idées, peut-on valablement parler de souveraineté lorsqu'on importe en moyenne les deux tiers de nos médicaments et les trois quarts de notre alimentation et lorsqu'on n'assure par nos moyens que le transport maritime de 2% de nos importations ? En plus de cette hémorragie financière permise par l'accès facile à la devise, notons que l'importation de l'alimentation et des médicaments constitue un danger pour la santé publique puisque, selon le directeur général des Douanes, 60% des produits importés proviennent de la contrefaçon. Par ailleurs, rien que pour 2011, on a importé des produits cosmétiques pour un montant de 1486 milliards de centimes dont une bonne partie provient, selon les Douanes, de la contrefaçon. Relevons également l'existence de 23 000 tonnes de médicaments périmés dont le montant global est évalué à 700 milliards de centimes. Néanmoins, il y a une lueur d'espoir puisque nos gouvernants viennent enfin de découvrir que l'accord dit d'association avec l'Union européenne a fait perdre à notre pays, suite au démantèlement tarifaire, 3 milliards de dollars entre 2005 et 2011. Nos gouvernants découvrent également ce que tout étudiant en 2e année de licence de gestion, bien entendu formé en Europe ou aux USA, peut deviner avant de prendre sa décision, à savoir que «de nombreuses entreprises locales n'arrivent pas à soutenir la concurrence sur le marché local des produits européens importés sans taxes et sont menacées de disparition» et que cet accord décourage les investisseurs étrangers hors Union européenne. Néanmoins, malgré l'importance et la gravité de tous ces faits, la tragédie managériale atteint son paroxysme avec la destruction presque totale de la base industrielle du pays. En effet, l'analyse des données du dernier recensement économique de l'ONS fait ressortir que l'activité industrielle, après la mise à mort du secteur public industriel, suite aux conseils de certains économistes parias et autres «experts» déracinés et sans attaches, est réduite à des petites entreprises de transformation de matières premières importées. Comme l'a noté A. Benachenhou, «la désintégration du tissu public n'a pas été remplacée par le secteur privé ni par les investissements étrangers directs en valeur ajoutée». Concernant ce secteur hautement stratégique pour toute tentative de développement, il est triste de relever, au moment où l'on s'apprête à fêter le cinquantenaire de l'indépendance, que la situation actuelle de notre industrie est identique à celle décrite en 1958 par le rapport général du plan de Constantine. En effet, ce rapport précise que «l'industrie algérienne se compose d'îlots industriels techniquement ou géographiquement isolés les uns des autres ; les effets de multiplication ou d'accélération que l'on prête au développement industriel sont, en l'état actuel, quasi nuls ; la demande intermédiaire exerce ses effets à l'extérieur. La plus grande partie des circuits commerciaux trouvent leur point de départ à l'importation». Cette désindustrialisation systématique a livré le pays, en-dehors de la capitale et de quelques villes, à un sous-développement total. Déjà en 2000, l'Agence nationale pour l'aménagement du territoire notait que 15 wilayas sur les 48 que compte le pays se trouveraient dans un état de «précarité avancée». Actuellement, il ne reste presque plus rien des 72 zones industrielles des années 1980. Mais la conséquence la plus grave de cette désindustrialisation est la perte du savoir-faire industriel acquis par un effort titanesque de transfert technologique. Cet aspect a été relevé par le CNES, en 1998, en notant que la pratique des départs volontaires n'a pas ciblé seulement les travailleurs en «surplus», mais aussi les plus qualifiés et les plus expérimentés. Ainsi donc, nous avons détruit de nos propres mains notre base industrielle et par la même occasion exaucé le vœu «des pays dits industrialisés (qui) refusent désormais aux pays dits en développement la protection de leur économie nationale et la conception d'un secteur public fort, pourtant pour beaucoup à la base de leur propre réussite» (Boudjenah). Sur le plan de la fiscalité, la Cour des comptes, citée par S. Berkouk (El Watan économie du 23 au 29 avril 2012), note que 7,5 millions de salariés ont payé, en 2008, au titre de l'IRG, 151 milliards de dinars alors que 2,5 millions de contribuables actifs (professions libérales et sociétés) n'ont payé au titre de l'IBS que 133,4 milliards de dinars. En d'autres termes, en moyenne, 2,64 salariés ont payé le même montant qu'un contribuable actif ! Mais l'injustice ne s'arrête pas là. S. Berkouk note aussi que, sous prétexte d'encouragement à l'investissement et à la création d'emplois, «le gouvernement, au cours des dernières années, n'a pas hésité à accorder des exonérations d'impôts aux entreprises nationales (et que) dans la loi de finances pour 2012, ces exonérations sont estimées à 450 milliards de dinars, soit six fois plus qu'il y a quatre ans». En contrepartie, le secteur privé, à l'exception de quelques entreprises de production, a eu des effets négatifs sur les deux paramètres qui justifient officiellement ces exonérations, à savoir la création de richesses pour réduire les importations et la création d'emplois. En effet, en ce qui concerne les importations, il n'a fait qu'aggraver la situation. Comme le note S. Berkouk, «le secteur privé recèle des entreprises qui consomment de la ressource sans créer des richesses». Quant à l'emploi, selon un rapport de la Banque mondiale, la part de l'emploi permanent est passée de 65% en 2003 à 49,7% en 2010. Par contre, la part de l'emploi non permanent est passée de 35% en 2003 à 50,3% en 2010. Paradoxalement, la précarité de l'emploi en 2010 est plus grave que celle de 1995. En effet, selon un rapport de la Banque mondiale «en 1995, environ 22% des Algériens étaient vulnérables à la moindre détérioration des conditions économiques». Si on ajoute à ces 50,3% «khammès» de l'indépendance, les 3 millions de salariés qui, selon le DG des impôts ne payent pas légalement l'IRG, du fait que leur salaire est inférieur au SNMG et si l'on tient compte seulement du taux officiel du chômage, l'injustice sociale est plus grave que la situation décrite en 1999 par Jeune Afrique qui a relevé que les 20% les plus riches accaparent près de la moitié du revenu national et les 20% les plus pauvres se contentent de 7%. Notons également que la non-facturation a fait perdre au Trésor 15 500 milliards. Un chiffrage rapide et approximatif, sur la base d'une meilleure maîtrise des réévaluations (2005-2009), des importations et du transport maritime (2011) et l'élimination des gaspillages et de non-facturation (2011) et d'exonérations non productives (2008-2012), nous permet de dire que le montant global des pertes récentes seulement pourrait permettre la création d'environ 1200 usines (coût moyen 50 millions de $ par usine) et la création de 480 000 emplois permanents (350 par usine) et presque autant d'emplois indirects. Si on ajoute à ce triste tableau, qui doit inquiéter tout Algérien qui a un minimum de sens des responsabilités, le niveau de dégradation du système éducatif, la défaillance du système sanitaire, la «gestion» désastreuse de nos villes qui deviennent des «sociétés par actions», la corruption qui devient un véritable mode de gestion et de digestion, les détournements qui deviennent monnaie courante, le nombre de harraga, qui, en 2011, était deux fois supérieur à celui des Marocains et six fois plus important que celui des Tunisiens, on peut affirmer que la gestion publique actuelle met en danger les fondements de l'Etat et par ricochet l'existence de la nation, même si pour le moment et pour quelques années encore la rente cache et retarde ce danger. Nos gouvernants doivent comprendre que la gestion des Etats, actuellement, n'est plus un jeu de coulisses, ni une affaire d'acrobaties de politique politicienne, ni encore moins une affaire de phraséologie et de démagogie. La gestion des Etats modernes, tout en étant contextualisée parce que «le one best way» n'existe pas en management, s'inscrit dans un paradigme managérial rigoureux. Aussi, pour sauver le pays de ce danger et ainsi honorer par les actes, en cette année de cinquantenaire de l'indépendance, la mémoire de nos chouhada, il est urgent de lancer un vaste projet de réforme de l'Etat, afin de le doter, le plus tôt possible, d'un modèle de management scientifique. Bien entendu, ce modèle doit tenir compte des «facteurs de contingence» (Mintzberg) spécifiques à notre pays. Cette réforme peut se faire selon une démarche de benchmarking en s'inspirant des modèles américain (le gouvernment performance and results act), le modèle allemand (le nouveau modèle de pilotage), le modèle du Royaume-Uni (Next steps) et le modèle français (la réforme Rocard). Tous ces modèles sont focalisés sur : la rationalité de la dépense, la responsabilisation, la détermination des indicateurs de performance, les mécanismes d'évaluation par les résultats et le contrôle. Compte tenu de l'enjeu de cette réforme et l'ampleur de la tâche, il est nécessaire de créer un ministère pour mener cette réforme à son terme. Une fois la configuration du modèle de management de l'Etat définie, il convient de concevoir et de mettre en place, en adéquation avec le modèle retenu, un cursus de formation des managers publics qui doivent être des «entrepreneurs civiques» et définir leur mode de recrutement, d'évaluation, de contrôle, de rémunération et de gestion de carrière. En attendant l'aboutissement de cette réforme, nous pensons que compte tenu de leur impact sur la sécurité du pays et la santé des citoyens, il est nécessaire de créer un ministère qui doit s'occuper exclusivement de l'alimentation et des médicaments (octroi des licences d'importation sur la base d'un cahier des charges - qui doit prévoir, entre autres, la présentation par l'importateur d'une stratégie de substitution à l'importation -, contrôle sanitaire et financier des importations). Par ailleurs, pour rationaliser l'utilisation des devises et pour mettre fin à la fuite de capitaux, l'accès à la devise doit obéir à des critères techniques rigoureux, notamment le taux national d'intégration industrielle et doit s'inscrire dans une stratégie de substitution à l'importation. Enfin, si la France a créé un ministère de Redressement productif suite à la perte de 700 000 postes dans l'industrie, l'Algérie, compte tenu du niveau de destruction de sa base industrielle, doit créer un grand ministère de Redressement industriel.
Références bibliographiques : -Boudjenah. Y. Décomposition d'une industrie : la restructuration des entreprises publiques 1980-2000. L'Etat en question, édition L'Harmattan, 2002. -Rapport de la Banque mondiale : Croissance, emploi et réduction de la pauvreté, janvier 1999. -J. M. Toulouse ; in Le métier de gestionnaire public à l'aube de la gestion par résultats ; sous la direction de B. Mazouz, Presses de l'Université du Québec.