Bertrand Ginet, responsable de projets à la Fédération internationale des journalistes (FIJ) et proche collaborateur de Aidan White, le secrétaire général de l'organisation, se dit inquiet de la continuelle dégradation de l'état de la liberté de la presse en Algérie. La Fédération internationale des journalistes a rendu public le 3 mars dernier un communiqué à travers lequel elle a dénoncé la condamnation de Hakim Laâlam, le chroniqueur du Soir d'Algérie. Quelle est votre appréciation concernant la situation de la liberté de la presse en Algérie en général ? En Algérie, nous avons l'impression qu'il y a une confusion entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Il y a de plus en plus de pression sur les journalistes. Des procès sont intentés systématiquement à l'encontre des journalistes qui essayent de garder une certaine indépendance. C'est une façon d'organiser l'autocensure, de faire taire les journalistes qui peuvent apporter une voix libre au débat politique. Nous sommes inquiets de relever que des procès sont menés contre les journalistes. Jusqu'à maintenant, il y avait des procès en première instance qui corrigeaient des procès en appel. Mais notre inquiétude est plus grande dès lors que l'on met des journalistes en prison. Ainsi, le fait qu'une cour (celle d'Alger) ait conduit un journaliste à faire appel auprès de la Cour suprême devient préoccupant. Le cas ne relève pas seulement de l'autorité judicaire. Il révèle une intrusion directe du pouvoir exécutif. La situation est donc vraiment inquiétante. Comment voyez-vous, dans ce contexte, l'avenir de la profession ? Il y a beaucoup de journalistes en Algérie qui essayent encore de travailler et de faire en sorte que le débat contradictoire puisse avoir lieu. Donc, il n'y a pas lieu de s'interroger sur le professionnalisme et l'engagement des journalistes. Par contre, l'inquiétude réside dans le fait qu'une vingtaine de journalistes soient poursuivis en justice. Des journalistes qui font face à des procès dans lesquels ils sont personnellement mis en cause par l'autorité judiciaire et dans lesquels ils sont confrontés individuellement à l'autorité de l'Etat. C'est inquiétant parce que ces personnes subissent des pressions inacceptables. C'est d'autant inacceptable dans la mesure où l'on ne respecte pas leur indépendance éditoriale et leur droit à apporter une contribution au débat démocratique. C'est inquiétant de voir qu'il y a une confusion organisée, encore une fois, entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Dans le cas de certains journalistes, cette confusion est systématique et représente une tendance lourde. Il est inquiétant de voir une telle confusion conduire des journalistes en prison. Quel est, selon vous, le principal obstacle à une pratique libre du journalisme en Algérie ? Il s'agit essentiellement de la difficulté de faire respecter l'indépendance éditoriale. Certes, il y a eu des abus. Par conséquent, il importe que les professionnels puissent parvenir à gérer eux-mêmes ces abus. Le principal défi en Algérie aujourd'hui est de décriminaliser les délits de presse et de faire en sorte que l'on puisse respecter l'indépendance éditoriale. Il est inadmissible que l'on envoie un journaliste en prison parce qu'il fait son travail. Il faut libérer les journalistes, Mohamed Benchicou à leur tête, lever la condamnation qui pèse sur Hakim Laâlam et faire en sorte qu'on puisse respecter l'indépendance éditoriale. Il est important de veiller à la suppression de tous les moyens qui permettent aujourd'hui aux autorités - Dieu seul sait qu'il y en beaucoup - d'envoyer des journalistes en prison. En plus de la nécessité de décriminaliser le délit de presse, de quelle manière, d'après vous, les journaux et les journalistes peuvent participer au déblocage la situation ? Nous privilégions l'action collective et faisons en sorte à ce que les professionnels parlent d'une seule voix et aient une attitude professionnelle. Le Syndicat des journalistes algériens (SNJ) a aussi un rôle essentiel à jouer. Il faut le renforcer et veiller à son indépendance. Il est important que les journalistes fassent valoir leur voix d'une façon collective. Il existe plusieurs manières de faire face à la criminalisation des délits de presse. Il y a notamment l'autorégulation. Il faudrait que la profession s'organise de façon à adopter une ligne de conduite qui donnerait la possibilité aux journalistes d'intervenir (jugement par des pairs) lorsque leurs confrères abusent de leurs responsabilités. Il faut arriver à une forme de responsabilisation de la profession. Il faut que les professionnels eux- même intègrent cela et soient capables de s'organiser de façon à apporter cette réponse. Mais, l'urgence aujourd'hui est de rétablir l'Etat de droit de façon à avoir une séparation claire des pouvoirs. Que compte faire la FIJ pour aider la presse algérienne à remédier à cette situation ? La mise en œuvre des procès en appel nous inquiète. Nous réfléchissons à une campagne par rapport au cas Benchicou. Sa situation nous révolte, surtout eu égard à son état de santé. Nous sommes en train de consulter nos membres pour lancer une campagne internationale sur l'Algérie. L'idée est d'impliquer nos membres et de les amener à sensibiliser leurs autorités sur la situation qui prévaut en Algérie. Mais au même moment, nous restons attentifs à ce qui va se passer au niveau de la Cour suprême lors du prochain procès en appel. Nous savons aussi qu'il y a d'autres journalistes qui sont confrontés à des problèmes similaires. S'il s'agit d'une tendance lourde, et si les peines sont confirmées, nous ferons quelque chose pour arrêter cette nouvelle spirale.