«Le discours véhiculé par Mohamed Boudiaf renoue les fils perdus du mouvement national dont l'objectif était de construire un Etat démocratique et social.» (Pierre et Claudine Chaulet)* Nous sommes le 12 janvier 1992, l'Algérie tisse les premières trames de ce qui a été, peut-être, un des plus grands drames des deux derniers siècles, après celui qu'elle a vécu avec la colonisation et la guerre de Libération nationale. La démission de Chadli Bendjedid, alors président de la République, la veille au soir, si elle n'avait pas surpris ceux qu'on appelle «les observateurs», n'en a pas moins jeté dans le marigot politique, un pavé d'une taille qu'on ne soupçonnait pas. Abdelmalek Benhabylès assurait un intérim éclair durant la courte vacance à la Présidence (11 au 16 janvier). La question qui allait naître dans l'opinion prise d'une violente crise d'asthme n'était pas : «Pourquoi l'a-t-on (ou a-t-il) démissionné ?», comme l'on devrait raisonnablement s'y attendre. Mais l'aridité du paysage politique érodé par 30 années de friche civique, de déprédation économique, de stérilité des options culturelles, avait élimé jusqu'à la corde la vie publique. A cela, il convient d'adjoindre la répression brutale et systématique de toute autre pensée que celle, racornie et nécrosée, véhiculée par un appareil politico-bureaucratique qui «totémisait» le chef, qui avait vidé l'exercice de la citoyenneté de son sens et bâillonné les talents. On se remémorera à ce propos la fumisterie baptisée «unité de pensée pour une unité d'action» (...tout un programme !). L'ambition étant interdite, les aspirations murées, le système de cooptation mis en place depuis l'Etoile nord-africaine (ENA) en 1926, encore en vigueur, (il l'est toujours d'ailleurs aujourd'hui), la seule interrogation qui électrisait l'esprit était par conséquent : Qui ? Qui serait le nouvel aurige du char fou qu'était devenue l'Algérie ? Qui aurait le courage ou la témérité d'accepter la mission de prendre le timon d'un incontrôlable attelage qui fonçait droit vers sa perte ? Ce soir du 12 janvier, en compagnie d'un groupe d'amis, nous refaisions l'Algérie et comme tous les Algériens, nous spéculions, comme on spécule sur qui serait l'entraîneur de l'équipe nationale. Nous boursicotions sur les noms éventuels de ce deus ex machina qui descendrait des cieux et, comme dans un miracle théâtral, il viendrait pour sauver ce qui restait de la maison Algérie. Il se trouvait parmi nous quelqu'un de plus au fait, qui avait avancé, parce qu'il était mieux informé que nous tous, le nom de Mohamed Boudiaf. Un silence se fit. Nos regards inquisiteurs ont convergé vers lui, puis nous nous sommes interrogés des yeux, comme si notre ami venait de casser un tempo par une incongruité rythmique. Au bout d'un instant presque à l'unisson, nous avions dit : «Bou-di-af ? Qui ? Le Boudiaf, celui de Novembre ? » - «Oui, nous dit-il, droit dans ses babouches, Mohamed Boudiaf, le novembriste, l'homme du CRUA, l'animateur des 22... Le premier coordinateur du FLN.» Pourquoi pas Bouamama, ou Cheikh Aheddad, pendant qu'on y est, me dis-je, en mon for intérieur, ignorant que je tenais là le scoop de l'année. Ainsi, nous rapporta-t-il et dans le menu détail ce que l'opinion allait apprendre, quand l'homme providentiel avait rejoint l'Algérie et qu'il s'était ouvert aux Algériens. Les jours et les quelques mois qui suivirent me donnèrent tort de penser que Mohamed Boudiaf n'était qu'un personnage du passé et comme tel, il devait habiter de confortables pages en couleurs avec vue sur le pays dans les manuels d'histoire, sans plus. Les biographies des personnages historiques de l'Algérie ont ceci de particulier est qu'elles sont d'une sécheresse telle qu'elles ne renseignent pas sur l'homme et ce qu'il fut réellement. Ses dimensions sont réduites à quelques dates approximatives des faits balbutiants plus que parlants. Celles se rapportant aux militants de la Révolution nationale très particulièrement, car elles sont plus proches de fiches de police desquelles elles s'inspirent la plupart du temps, que du vécu de ces hommes et de ces femmes. Mohamed Boudiaf n'échappe pas à cette règle. Il est présent dans les rapports de la police et de l'armée coloniales, depuis la Seconde Guerre mondiale, à la fin de laquelle il sort avec un grade de sous-officier d'artillerie, après deux années de service. Son engagement puis son itinéraire politiques sont semblables à ceux des militants de sa génération. La clandestinité qui était imposée à tous les militants indépendantistes, les fréquentes descentes de police dans tout ce qui ressemblait à des locaux de patriotes font que tous les documents saisis, susceptibles de nous instruire autrement que par les dossiers établis par les services de sûreté de l'occupant, sont archivés en France. Mohamed Boudiaf, comme du reste les autres initiateurs et fondateurs du CRUA qui deviendra le FLN à la veille du déclenchement, est un jaillissement. Comme ses cinq autres compagnons iconographiés par la célèbre photo des «Historiques», il aura connu une vie politique militante intense dans les rangs du PPA-MTLD, surtout à la création de l'OS, dont il a été responsable pour le Constantinois. Son rôle dans la réunification des rangs est indissociable de celui de Mostefa Ben Boulaïd. Ils seront les coauteurs avec Mohamed-Larbi Ben M'hidi, Rabah Bitat et Didouche Mourad, de la liste des 22 participants à la réunion du CRUA le 25 juin 1954. Une liste que critiqueront d'ailleurs certains militants qui se sont légitimement interrogés sur le pourquoi celui-ci et non celui-là. «Les participants étaient tous des anciens de l'OS. Bien que recherchés, la plupart d'entre eux avaient continué leur activité et maintenu des contacts avec les militants sûrs dans les régions où ils avaient exercé des responsabilités», écrira Boudiaf dans le seul ouvrage qu'on lui connaisse et qu'il a intitulé La préparation du 1er Novembre. Il précise en apportant un démenti : «L'idée assez répandue selon laquelle les 22 étaient des individus isolés est dénuée de tout fondement.» Il poursuit : «Certes, notre souci de déclencher l'action sur tout le territoire national nous avait amenés à faire appel à des éléments moins représentatifs, mais c'était somme toute l'exception.» (**). Boudiaf a été l'un des six artisans de la formidable déflagration «dans un ciel serein» pas serein du tout, de Novembre 1954. Peu ou pas de textes nous informent sur les six ans de détention dans différentes prisons ou, plus tard, résidence en France, avec ses six compagnons (Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Rabah Bitat, Mohamed Khider, et Mostefa Lacheraf qu'on oublie souvent de citer et qui s'était évadé avant les Accords d'Evian. Des archives et des documents doivent certainement exister. Des archives parcimonieusement ouvertes à quelques initiés qui parfois en font un usage polémiste, plutôt qu'instructif. Lorsqu'on imagine que ce n'est que plus de quarante-cinq ans après l'indépendance que les plans des champs de mine, qui ont tué et estropié des dizaines de milliers d'Algériens, jusque et après l'indépendance, ont été remis par les autorités militaires française à leurs homologues algériennes, on redoute le temps que la France mettra à restituer l'ensemble des documents qui nous permettront d'écrire enfin notre histoire. Cela étant dit, l'ostracisme, qui a frappé Boudiaf et tous les autres patriotes du mouvement national après l'indépendance, quelle que soit leur obédience, est tout aussi coupable et condamnable. Elle relève du fascisme intellectuel et le mot est pesé. Aucune excuse ne peut être avancée quant au fait que tous les personnages qui ont construit l'histoire moderne du pays ont été enterrés de leur vivant. L'Algérie écrit une histoire abstraite et jetable, comme si elle avait quelque chose à se reprocher. Elle est circonstancielle et circonstanciée. Mohamed Boudiaf a été assassiné dans nos salons, presque en direct à la télévision. Comparé au drame de la Maison de la culture de Annaba, plus de 1000 livres ont été consacrés à l'assassinat de J. F. Kennedy et ce n'est pas fini. Combien d'enquêtes journalistiques ont été autorisées et effectuées ? Combien de journalistes ont eu accès aux documents entourant cet assassinat ? Qui d'autre que le regretté professeur Bachir Ridouh a rencontré Lembarek Boumaârafi, son assassin ? Combien de films ? Combien de pièces de théâtre, de livres de conférences ont été consacrés à ce magnicide ?
Notes * Pierre et Claudine Chaulet. Le choix de l'Algérie. Deux voix une mémoire. Ed. [Barzakh]. Alger-2012.
**Mohamed Boudiaf La préparation du 1er Novembre 1954. Dar El Khalil. Alger-2010
*** Mabrouk Belhocine. Le courrier Alger-Le Caire 1954 – 1956 et le Congrès de la Soummam dans la révolution. Casbah Editions. Alger-2000