En septembre 1953, Messali Hadj retirait sa confiance au secrétaire général du Comité central (CC), Benyoucef Ben Khedda, élu lors du 2e Congrès du MTLD des 4, 5 et 6 avril. En février 1954, le tout puissant et charismatique leader nationaliste enjoignait aux militants de ne plus obéir à la direction incarnée par le CC, qu'il accusait de sédition. Les brandons de discorde rougeoyaient. L'implosion du principal acteur du mouvement national, depuis la deuxième moitié des années 1920, était imminente. Sa base partisane se brésillait. Les débats orageux se terminaient souvent en pugilats et les bagarres de rues étaient courantes aussi bien dans les villes que dans les villages jusque et y compris en France où les rixes entre ouvriers, dans les grands pôles de l'émigration étaient devenues banales tant elles étaient fréquentes. Les nationalistes donnaient une piètre image de leur niveau d'éveil politique, au grand bonheur des autorités coloniales qui attisaient les querelles en exacerbant une tripotée de sentiments subjectifs destinés à entretenir un climat d'hostilité. L'écœurement gagnait les esprits, la bile emplissait les entrailles, l'indignation étouffait la raison. La scission était consommée. C'est au moment où tout semblait perdu qu'une pincée de batailleurs, convaincus du bien- fondé et de la sacralité de leur cause, mais surtout de partager avec tout un peuple, une profonde et irréfragable espérance où couvait une dévorante faim de liberté, s'est dressée de toutes ses forces contre les infortunes de l'histoire et les politicailleries de café maure. Ils creuseront un nouvel emmarchement pour monter quérir leurs rêves, malgré leurs échecs récents, qui avaient éclaté avec le démantèlement de l'Organisation spéciale (OS) et les errances dues aux tentations électoralistes de certains membres, parmi les plus influents du MTLD, épine dorsale du courant indépendantiste dans le paysage politique algérien de l'époque. Face à une police omnipotente, mue par un système tyrannique et une administration vénéneuse au service exclusif des spoliateurs, ces quelques rescapés du délire répressif colonial du printemps 1950, vont rebondir et commuer l'adversité en enseignement. Ils feront face avec une rare lucidité aux foucades absolutistes de quelques leaders vieillissants du parti ou encore conjurer l'incapacité des congrès et contre-congrès, devenus sécessionnistes, à composer une direction unifiée, susceptible d'abouter les points de vue et de dégager un consensus. Ces quelques militants arc-boutés sur leurs seules certitudes, vont bloquer la mécanique du désastre. L'histoire serait-elle ainsi faite, qu'elle obéit parfois à la hardiesse de quelques intrépidités individuelles ? Nous apprend-elle, une fois encore, que la loi du nombre n'est en rien déterminante par rapport à la qualité et la foi de ceux qui interviennent sur son cours ? Quoi qu'il en soit, les « miraculés » du gigantesque coup de filet qui a ébranlé l'OS à tous les degrés de ses structures, particulièrement ses cadres, ne s'avoueront pas vaincus puisqu'ils remettront le couvert, en mars 1954. Cette initiative qui s'avérera salutaire avait jailli telle une fulgurance lors d'une rencontre qui s'était déroulée chez Hocine Lahouel au 11 rue Marengo (aujourd'hui Arbadji), avec Sid-Ali Abdelhamid, membre du CC depuis 1948, tous deux centralistes et Mohamed Boudiaf plutôt neutraliste. « Il fallait agir d'urgence », se souvient Sid Ali Abdelhamid, lors d'un entretien qu'il nous avait accordé (El Watan …janvier 2006), et qui précisait que ni lui ni Lahouel n'agissaient en tant qu'émissaires du CC, ce que confirmera plus tard Ben Khedda dans ses écrits, « pour éviter l'éclatement définitif » et « engager la réflexion pour trouver une solution qui permettrait la reprise immédiate des activités du parti ». C'est ainsi, poursuivait-il, en substance, que leur est apparue la nécessité de créer un dispositif pour restaurer « l'unité » et remettre sur rails « l'action ». La création du CRUA, rappelait-il, a été décidée très exactement le 23 mars 1954, dans les locaux de la vieille medersa El Rashed, la plus ancienne du PPA-MTLD, sise au numéro 2 de la place Rabin Bloch (aujourd'hui Ali Ammar). A cette rencontre historique, s'étaient joints Mohamed Dekhli et Ramdane Bouchebouba, tous deux cadres de l'organisation entre 1951 et 1954. Ce témoignage est également corroboré par Benyoucef Ben Khedda, qui relève que Mohamed Boudiaf était le porte-parole des « ossistes », ainsi qu'on appelait parfois les membres réchappés des arrestations massives de 1950. Il ajoute, toujours dans l'ouvrage cité en référence, que « après un long échange de vue, ils adoptent l'idée d'une structure ayant pour finalité la réunification des forces vives du parti. Quant à l'appellation à lui donner on retient, après moult suggestions, celle de Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action ». Il ne s'agissait pas au départ de passer immédiatement à l'action, fait remarquer Sid-Ali Abdelhamid. « Dans notre esprit, il était d'abord nécessaire d'unifier les forces et seulement après cela passer à l'action. Malheureusement, regrette ce militant de la première heure, Lahouel et moi-même nous ne nous sommes pas entendus avec Boudiaf et les ossistes ». Dès lors, ces derniers ont accéléré le mouvement qui devait conduire à l'insurrection. L'appréciation de cet événement majeur qu'est la fondation du CRUA, est différente selon qu'elle est énoncée par les « centralistes », les « neutralistes » ou encore un certain nombre de militants et non des moindres par leur importance, lesquels condamnent sans rémission les deux tendances nées du schisme historique de 1953. Dans leurs différents témoignages, sans doute désireux d'établir sinon une filiation directe entre le CRUA et le MTLD mais quelque chose qui ressemblerait à une consanguinité, l'aile favorable aux thèses du CC insistent sur le fait qu'une fois le CRUA mis en place, les membres du Comité central, avaient poursuivi leur collaboration avec la structure nouvellement créée. Selon Ben Khedda, le journal du CRUA intitulé Le Patriote était « financé grâce aux fonds du Comité central. Les éditoriaux sont traités par Lahouel. Le tirage à la ronéo est l'œuvre d'Abdelkader Ouamara… » Toujours pour appuyer la relation intime entre le CC et les membres du CRUA, le deuxième Président du GPRA, note que « Lahouel continue de verser leurs émoluments aux éléments de l'OS. Il les tient au courant des développements de la crise, leur communique toute information ou explication utile à ce sujet. » L'auteur mettra un bémol et émettra une réserve à l'engagement des centralistes en remarquant que « son action, il (Lahouel) la mène cependant sans que le CC y soit associé ou tenu au courant, afin, écrit Ben Khedda, de ne pas compromettre les chances du CRUA et de ne pas prêter, non plus, le flanc à la propagande messaliste ». Tous les espoirs se portent sur la détermination des anciens de l'OS. Boudiaf, un des principaux animateurs avec Mostefa Ben Boulaïd du mouvement qu'on appellera plus tard les « novembristes », va battre, tant en Algérie qu'en France, le rappel des activistes favorables à l'action directe. Il est signalé à Paris, où il persuade Mourad Didouche, il ameute les partisans des grands centres urbains d'Algérie et des plus reculés, pour rassembler autour du projet insurrectionnel un consensus national. Rabah Bitat à Alger, « Abdelhafidh Boussouf, chef de la daïra de Tlemcen, Mohamed Larbi Ben M'hidi, chef de la daïra d'Oran, Ramdhane Ben Abdelmalek, chef de la daïra de Mostaganem, Youcef Zighoud, Lakhdar Ben Tobbal et Mostefa Ben Aouda, tous trois du Constantinois, Bachir Chihani, chef de daïra dans les Aurès en plus de Mostefa Ben Boulaïd. Celui-ci avait réussi à maintenir les Aurès-Némemchas en dehors du conflit Messali-Comité Central ; Boudiaf prend également contact avec les membres de la délégation extérieure Aït Ahmed, Ben Bella, Khider ». L'heure n'était plus aux querelles byzantines, ni aux prépotences stériles. L'engagement commandait l'action ex abrupto, à la limite de la témérité. C'est sans aucun doute l'extraordinaire opiniâtreté de ces hommes, plus célèbres, (faut-il ajouter « hélas »), par leur nombre : « les 22 », que par leurs noms, qui fera écrire, à plusieurs historiens, que le déclenchement, qui surviendra en novembre de la même année, fut un aventureux coup de dés, jetés sur le tapis de l'histoire, par d'imprudents casse-cou. Ou plus prosaïquement : « un coup de poker ». Rien de plus faux que de prétendre que ce soulèvement généralisé, certes audacieux, a été le fait du hasard ou bien une équipée de desperados qui n'avaient rien à perdre sinon leurs chaînes. La courte histoire du CRUA et des « 22 » en est – parmi d'autres indicateurs – une illustration irrécusable. Au même moment où se formait ce comité révolutionnaire dans le secret des entrailles d'Alger, aux antipodes de l'Algérie, dans la cuvette de Diên Biên Phù, là-bas dans ce qu'on appelait encore l'Indochine, l'armée française subissait un de ses pires désastres face aux combattants vietnamiens emmenés par le célébrissime Ho Chi Minh, immortalisé au théâtre algérien par Kateb Yacine sous le nom d' Homme aux sandales de caoutchouc et le général Vo Nguyen Giap. La débâcle de l'armée du colonisateur va faire l'effet d'une sismothérapie dans l'esprit de l'avant-garde décidée de passer sans plus attendre à la phase insurrectionnelle. Ces rebelles à l'ordre établi 124 années avant avec la chute d'Alger après le débarquement de Sidi Fredj avaient-ils la certitude que le peuple entier allait leur emboîter le pas et faire sienne leur cause aussi sacrée soit-elle ? « Nous espérions, sans d'ailleurs en être sûrs, que les masses entreraient dans le jeu » dans le cas contraire « il s'agirait d'une opération suicide », avouera, à l'indépendance en 1962, Mohamed Boudiaf. « Les 22 » du CRUA Cette liste devrait être apprise par nos écoliers comme une table de multiplication. Mokhtar Badji, Othmane Belouizdad, Ramdane Ben Abdelmalek, Ben Mostefa Ben Aouda, Mostefa Ben Boulaïd, Mohamed-Larbi Ben M'Hidi , Lakhdar Ben Tobbal, Rabah Bitat, Zoubir Bouadjadj, Slimane Bouali , Ahmed Bouchaïb, Mohamed Boudiaf, Abdelhafidh Boussouf, Mourad Didouche, Abdeslam Habachi, Abdelkader Lamoudi, Mohamed Mechati, Slimane Mellah, Mohamed Merzougui, Boudjemaâ Souidani, Youcef Zighoud… et Liès Derrich, propriétaire de la maison où s'est déroulée en juin 1954 la réunion qui devait décider de passer à l'action à la cité Nador (El Madania (ex-Clos-Salembier). [email protected]