Le choix de l'Algérie. Deux voix, une mémoire* est le récit autobiographique que Pierre Chaulet et son épouse Claudine lèguent aux jeunes générations pour témoigner d'une vie faite de rencontres et d'engagements. D'abord la rencontre entre l'homme et la femme, puis leur rencontre avec des militants nationalistes, une population démunie… Bref, avec l'Algérie d'avant et d'après-indépendance. «C'est volontairement que nous avons choisi de raconter la chronique de nos deux vies, si différentes dans leurs origines, puis totalement confondues après notre mariage, même si les événements traversés n'ont pas été vécus et ressentis de la même façon pour chacun d'entre nous.» Dès le départ, Pierre et Claudine Chaulet expliquent la démarche du récit autobiographie, Le choix de l'Algérie, deux voix, une mémoire, écrit à quatre mains, et publié cette semaine aux éditions Barzakh, à Alger. L'éditeur a pris le soin de noter que le témoignage du couple Chaulet, «qui a toujours refusé d'être qualifié d'exemplaire», intéressera non seulement ses contemporains, mais aussi les jeunes générations avides de connaître les histoires vécues. Le couple Chaulet, qui a choisi de se mettre du côté des Algériens en lutte contre l'occupation française, raconte sa vie, ses rêves, ses doutes, ses coups de colère, ses déceptions, sa tristesse, ses espérances le long de 500 pages accompagnées de photos et de textes écrits à titre de contribution à des revues ou colloques. Ce journal de deux vies est divisé en cinq chapitres : «Deux jeunesse parallèles, 1930-1954», «L'engagement, 1955-1962», «Dans l'Algérie indépendante, 1962-1994», «L'exil, 1994-1999» et «Alger, depuis 1999». Cinq grandes étapes de l'Algérie d'avant et d'après l'indépendance. Devenus grands-parents, Pierre et Claudine Chaulet ont senti comme un devoir de raconter à leurs petits-enfants, Victoire, Céleste, Alice et Yahia, une époque qu'ils n'ont jamais connue et «qu'ils ne peuvent imaginer». «Au moment où nous entamons la dernière étape de notre vie, nous livrons ce récit à l'état brut, laissant aux historiens professionnels le soin d'établir les recoupements, de compléter et d'enrichir les analyses des événements auxquels nous avons été mêlés», écrivent-ils. Ils confient n'avoir jamais eu la prétention de vouloir changer le monde. Pierre Chaulet, qui est né à Alger en 1930, rencontre Claudine Guillot, alors étudiante d'ethnologie au Musée de l'Homme à Paris, un soir de décembre 1954, chez la famille d'André Mandouz, à Hydra. Ce soir-là, il était accompagné de son ami Pierre Roche, de Abdelhamid Mehri et Salah Louanchi, responsables politiques du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), mouvement nationaliste dissous par les Français. «Tous deux s'étaient faits discrets depuis le début novembre et avaient échappé aux arrestations de responsables du MTLD, qui avaient suivi le déclenchement de la lutte de Libération, le 1er novembre. Le 21 décembre, ils avaient été avertis, heureusement à temps, par leurs logeurs respectifs, que la police les attendait. Nous en informons André Mandouz, qui nous répond : “Qu'ils viennent aussi, on se débrouillera.”» Les Chaulet rendent hommage à l'universitaire catholique André Mandouz qui, à Alger, a joué pour des générations d'étudiants «le rôle d'un éveilleur de conscience». Militant antifasciste et anticolonialiste, André Mandouz avait enseigné à l'université d'Alger dans les années 1940 et 1950. Il avait notamment signé un texte contre la torture pratiquée par les soldats français sur les nationalistes algériens. Document signé aussi par d'autres intellectuels tels que Henri-Irénée Marrou et François Mauriac. Le problème colonial Pierre et Claudine confient que leur grande histoire d'amour commence le 6 janvier 1955. Durant sa vie estudiantine et professionnelle en tant que médecin, et durant son engagement dans les Scouts, Pierre Chaulet a constaté l'étendue de la misère du peuple algérien écrasé par le règne colonial. Une visite dans le bidonville de Berardi (Boubsila actuellement) va lui ouvrir grand les yeux : «Je sais maintenant d'où viennent les nourrissons dénutris, rachitiques et déshydratés, que je vois arriver à l'hôpital Mustapha. Je comprends que cette situation n'est ni naturelle ni accidentelle, et qu'elle est la conséquence d'un système d'exploitation économique et politique des groupes humains les plus fragiles.» Et tout le combat du couple Chaulet sera justement de défendre ces personnes vulnérables qui subissent l'oppression. Pour le couple, il n'y pas un problème algérien, mais un problème colonial, posé par la présence de la France en Algérie. «C'est celui-là qu'il faut résoudre», écrivent-ils. Pierre raconte ses nombreuses rencontres avec les nationalistes algériens : Saâd Dahlab, Salah Louanchi, Tayeb Kherras, Brahim Aouati, Hassen Boudjenana, Larbi Demaghlatrous, Mohamed Drareni, Embarek Djilani, Mohamed Laïchaoui (celui qui a dactylographié l'Appel du FLN du 1er Novembre 1954), Ferhat Abbas, M'hammed Yazid, Rédha Malek, Omar Oussedik… «Ayant eu connaissance de l'Appel du 1er Novembre annonçant l'apparition du FLN, son contenu ne m'étonne pas, et l'option offerte aux éléments de la minorité française, reprenant les positions les plus claires du MTLD, me satisfont pleinement ; ce jour-là, j'ai opté pour l'Algérie indépendante, et la solidarité avec ceux qui avaient engagé la lutte», confie Pierre Chaulet. Emprisonné à Barberousse en 1957, Pierre Chaulet se rappelle la leçon de Abane Ramdane : «A l'isolement, le plus dur est de ne pas laisser l'esprit divaguer.» Il se rappelle des messages d'encouragement envoyés par des détenus algériens dont le syndicaliste Yahia Briki. En prison, il rencontre André Gallice (qui a hébergé Benyoucef Benkhedda), les frères Hammiche, Ahmed Bouderba. Il est condamné pour «atteinte à la sûreté de l'Etat». Son crime ? Envoi de coupures de presse et d'opinions au journal tunisien L'Action. Le 7 mai 1957, Pierre Chaulet est expulsé d'Algérie. «Grand échec collectif» Après le cessez-le-feu de mars 1962, le couple Chaulet est en Tunisie. Il accueille, comme des milliers d'Algériens de Tunisie, Ahmed Ben Bella venu à Al Aouina depuis le Maroc. «Au lieu des remerciements et des congratulations réciproques, nous avons eu droit au fameux “Nahnou'arab !” répété trois fois. L'enthousiasme de la foule (et le nôtre) est un peu douché, parce que nous ignorions encore les dessous de la course au pouvoir déjà engagée. Mais nous continuions à espérer que l'Algérie ne sera pas le nouveau Congo», est-il noté. Après l'indépendance de l'Algérie, le couple Chaulet participe à «l'édification nationale» : Pierre dans la médecine et la lutte contre la tuberculose et Claudine dans la réforme agraire. Amers, ils reconnaissent : «Les constructions que nous avions mises en place ont été parfois détruites par la conjonction des ambitions, des intérêts hostiles, et surtout par le grand échec collectif lié au recul des mouvements porteurs de progrès social dans le monde, à la montée mondiale du néolibéralisme, s'appuyant en Algérie sur des réformateurs à courte vue et un islamisme radical, destructeur de l'Etat national.» Plus loin, ils ajoutent : «Alors que nous ne nous sommes jamais sentis exclus comme Algériens, de plus en plus souvent nous nous sentons perçus comme des étrangers, parce que non musulmans : est-ce notre échec, celui de tout la génération qui a distingué avec nous le religieux du politique, ou bien le triomphe, dans le contexte d'aujourd'hui de mondialisation dirigée par les Etats-Unis, d'appartenances globales à des groupes définis culturellement (au sens le plus large, religion comprise) et définitivement.» Dernier aveu de Claudine Chaulet : «Je n'ai pas su adopter les comportements culturels habituels considérés comme “normaux” : je danse mal, et très peu les danses traditionnelles, je n'ai que peu appris la cuisine algérienne, je n'ai pas renoncé à l'alcool ni aux cigarettes, mon apparence me désigne comme à part, nous ne comprenons que mal les jeunes qui nous entourent.» Le retour en 1962 Début août 1962, nous rentrons donc de Tunis par la route, en prenant le temps d'observer, de compatir, de chercher à comprendre les attentes neuves d'une société mise à mal par la guerre, les déplacements de populations, les épreuves qui ont marqué chaque famille. Voilà cinq ans et quatre mois que nous sommes partis tous deux dans l'urgence, quand Pierre a été expulsé d'Alger, à sa sortie de la prison de Barberousse, et que nous vivons en tant qu'Algériens en Tunisie. Nous avons trente-deux et trente et un ans, et deux enfants : Luc, six ans, né à Alger, et Anne, deux ans et demi, née à Tunis. Pour l'instant, les deux enfants sont en vacances en France, à Chamouilley, avec leurs grands-parents Guillot. Pierre a travaillé de décembre 1957 à fin juin 1962 dans la santé publique tunisienne et, en même temps, pour le service de santé ALN-FLN, base de Tunisie, ainsi que dans les services du ministère de l'Information du GPRA. Claudine a travaillé en Tunisie comme sociologue-chercheur du CNRS (France) jusqu'à l'agression de Bizerte, puis à l'université de Tunis en même temps que dans les services sociaux du GPRA : elle vient de participer au rapatriement des réfugiés algériens de Tunisie. Nous avons confiance dans la volonté collective des Algériens et dans la capacité d'un peuple, qui a su affronter et surmonter la guerre, à relever les défis de la paix. Nous sommes jeunes, émus, enthousiastes, mais pas naïfs pour autant… *******************************
Biographie de Pierre et Claudine : -Pierre Chaulet, né à Alger 27 mars 1930, a été professeur de médecine de 1967 à 1994. Chargé de mission pour la santé auprès du chef du gouvernement (1992-94) et vice-président de l'Observatoire national des droits de l'homme (1992-96), il est également expert de la tuberculose auprès de l'OMS depuis 1981 et consultant en santé publique auprès du Conseil national économique et social (CNES) depuis 2006. -Claudine Guillot, née à Longeau (Haute-Marne, France) le 21 avril 1931, est sociologue. Elle a été responsable du bureau des études puis du Centre national de recherches en économie et sociologie rurales au ministère de l'Agriculture et de la Réforme agraire de 1963 à 1975. De même qu'elle a été directrice de recherche au Centre de recherche en économie appliquée (au développement) et professeure de sociologie à la faculté d'Alger jusqu'en 2010.