Le quatrième art algérien célèbre aussi cette année le centenaire de sa naissance ! Trois pièces sont montées, deux à Médéa et une à Alger, à l'initiative de jeunes médersiens et érudits. C'est le mouvement national naissant, sous l'impulsion de l'Emir Khaled, qui patronna le théâtre comme activité au service de la renaissance nationale. De la sorte, les pionniers s'y engagèrent pour une seule de ses fonctions : l'éveil des consciences. Il est prioritairement mis au service de la langue arabe classique (le théâtre était perçu comme un genre littéraire) et de l'apologie de la civilisation arabo-musulmane. En ce sens, il est un théâtre de la rectification (terme usité par Christiane Achour pour définir la littérature de Feraoun) car, ne pouvant être celui de la remise en cause frontale de la colonisation, il l'invalidait en mettant en évidence une autre identité que française à travers l'usage d'une langue et d'un imaginaire autres que français. Ce théâtre «fos-haphone» qui reliait l'identité algérienne à l'arabité et au panarabisme ne prit finalement pas racine. Il est bien difficile de faire passer la rampe à un théâtre «missionnaire», cela nécessitant suffisamment de métier et d'art des tréteaux pour que «message» et divertissement puissent faire bon ménage sur scène. Or, les membres des associations culturelles et religieuses qui s'y étaient mis ne maîtrisaient pas les ressorts du 4e art. C'est le théâtre en arabe dialectal qui, à partir de 1926, assit véritablement cet art en Algérie. En enfourchant le vernaculaire, il fit jonction avec l'algérianité sans aucun dessein de le faire au détriment du panarabisme. Par ailleurs, ce théâtre ne devait rien à l'imitation/adaptation du modèle européen, contrairement à celui apparu au Machreq qui, lui, doit tout à la Nahda, laquelle avait puisé goulûment dans ce modèle. Le khédive Ismaël, qui régna de 1863 à 1879, ne proclama-t-il pas que l'Egypte faisait partie de l'Europe et non plus de l'Afrique ? Les pionniers avaient fait l'impasse sur le temps pris par le théâtre européen pour évoluer, chez lui, de la farce en langues populaires romanes à des pièces en langue châtiée et versifiée. Mais, outre le choix d'une langue plus familière, les «seconds» pionniers algériens y coulèrent un contenu accommodé à l'entendement local en puisant leur thématique du patrimoine local et des travers de leur communauté. Enfin, ils avaient la particularité d'être de vrais saltimbanques et non des érudits soucieux d'éduquer plutôt que de divertir. En effet, Allalou, Bachetarzi et Rachid Ksentini, en gens du spectacle et en comédiens d'instinct, avaient le sens de la scène et du public, comme ils avaient pour objectif de remplir la salle d'autant que leur gagne-pain était en jeu. Loin donc du mimétisme du théâtre européen comme du théâtre du Machrek, le théâtre en dialectal puisa son modèle et son inspiration dans le théâtre folklorique dont l'existence a été escamotée par l'historiographie dans la genèse du théâtre algérien. Il s'agit de ces sketches farcesques, sur la base de canevas, qui étaient joués tout autant à Alger qu'ailleurs à travers l'Algérie, à l'occasion de fêtes votives et des pèlerinages collectifs aux sanctuaires des marabouts (mouassem). Ces farces bouffonnes mettaient en scène des types consacrés tel le cadi, le muphti, le niais, et bien d'autres, ce qui nous amène à soutenir que si le genre dramatique était étranger à la littérature arabe, il n'était cependant pas inconnu en tant que spectacle en Algérie. Bachetarzi enfant, tout comme ses futurs compagnons, allait voir ceux qu'on appelait les «âjajbia». Il rapporte à ce propos dans ses mémoires que la tradition de ces spectacles s'était maintenue jusqu'à 1914. Il cite même les noms des amateurs qui s'investissaient dans ces spectacles, précisant les types qu'ils campaient. Ainsi, témoigne Bachetarzi, lui et ses compagnons, durant leur phase «d'apprentissage» du métier, de 1921 à 1926, prirent modèle sur ce théâtre folklorique. C'est dire s'il est inexact de soutenir que ceux qui fondèrent véritablement le théâtre en Algérie, l'ont réussi seulement parce qu'ils avaient fait le choix du registre de la langue populaire. Pour ce qui est du contenu, passée la période des balbutiements, et suite au point d'orgue donné en 1926 avec la pièce Djeha qui le fonda, le théâtre algérien se coltina à partir de 1934 aux questions politiques. Ce cycle est inauguré avec Phaqo. Avec lui, le théâtre algérien fit siennes les revendications des élus musulmans ainsi que les idées du front populaire. Rachid Bencheneb constate : «Il dénonce les féodaux esclavagistes et les élus corrompus à la solde de l'administration coloniale, les gros colons, les marabouts obscurantistes et exploiteurs de l'ignorance des masses. Il exhorte à combattre l'ignorance et la superstition, pousse les filles à lutter contre la volonté des parents dans le cas de mariages arrangés, pousse les hommes à la fraternité, veut briser la barrière des races, exhorte à l'éducation des femmes sans saper la foi islamique, prône l'intégration mais sans perte d'identité, montre le mariage mixte». Bien qu'à l'époque ce théâtre ait collé à la revendication assimilationniste encore persistante dans le discours nationaliste, le pouvoir colonial ne s'y trompa pas. Il ne se laissa pas abuser, même quand ses auteurs faisaient l'éloge de la France coloniale et de ses réalisations. Les interdictions de représentation se multiplient. Mahieddine Bachetarzi en arrive à solliciter une censure préalable afin de limiter ces interdictions inopinées qui ruinent sa compagnie et mettent en danger de mort le théâtre algérien pour la pérennisation duquel il s'était engagé. Néanmoins, contournant la censure préalable, les artistes vont se rattraper dans l'improvisation. Et comme le public avait aiguisé sa capacité à déchiffrer le non-dit, il va lire la subversion jusque dans les répliques les plus anodines. L'administration coloniale va faire de même et traquer tout ce qui pouvait représenter une allusion politique. Ainsi, des pièces comiques, sans sous-entendus politiques, furent interdites rien qu'au vu de leurs titres (Zid Ayet, el khedaïne). Des traducteurs vont être infiltrés parmi le public pour suivre les spectacles en tournée et rendre compte des représentations. Les rapports de police dénoncent sans discontinuer «l'activité anti-française» du théâtre dit «arabe». Les interdictions se multiplient au point que le théâtre algérien n'a plus droit à la scène. Bachetarzi indique qu'en 1939, sa tournée a été limitée à 36 localités alors que l'année d'avant sa troupe s'était produite dans 89 villes et villages. Le théâtre algérien dut attendre la fin de la guerre mondiale pour retrouver le chemin des tréteaux, gardant un pied à la radio qui lui permettait une plus large audience, Radio-Alger, lui ayant offert en 1939 un abri pour les besoins de la propagande antinazie. C'est dans cette période d'après-guerre que le théâtre algérien noue véritablement avec le répertoire universel. Il monte Antigone de Sophocle, Hamlet et Othello de Shakespeare, Topaze de Pagnol, Don Juan de Molière, Knock de Jules Romains, pour ne citer que ces pièces. Une nouvelle génération d'artistes formée à l'art théâtral vient progressivement renforcer les rangs des pionniers qui, eux avaient appris sur le tas. Le premier d'entre eux fut Mustapha Kateb. Outre ses tournées nationales, le théâtre algérien en entreprenait en France. En effet, après la 2e Guerre mondiale, et suite à l'appel massif de la France à l'immigration algérienne, une forte communauté s'y était formée. Et, sous prétexte de divertir ces travailleurs émigrés, les tournées vont servir à leur sensibilisation aux idées nationalistes. Dans cette optique, le MTLD favorise l'activité théâtrale amateur. En 1947, lors d'une représentation d'une troupe amateur, un comédien brandit une mitraillette, clamant «B'haddi nekharejou Fafa !» (avec ça, nous sortirons la France). Chebbah El Mekki, un des fondateurs de l'Etoile Nord-Africaine, communiste et membre de l'association des oulémas, homme de théâtre par nécessité, est le plus illustre représentant de cette mouvance au sein de l'émigration. A partir de 1949, le théâtre algérien bénéficia du droit à une saison théâtrale à l'Opéra d'Alger. Le MTLD, siégeant à la municipalité, y fut pour beaucoup. Par ailleurs, outre le travail de propagande qui n'empêche pas le divertissement, les tournées des troupes constituaient une source de financement du mouvement pour l'indépendance. Mahieddine Bachetarzi donnait des représentations au bénéfice du PPA comme du MTLD en France. A Alger, il versait au MTLD une partie de la subvention qu'il recevait de la municipalité au titre de la saison de théâtre arabe. Le système était si parfaitement entré dans les mœurs que lorsque l'orchestre Ababsa choisit de se produire en 1953 en France, le refus des artistes de verser un pourcentage de leurs cachets au MTLD, les condamna à jouer dans des salles vides. Le mouvement avait fait passer le mot d'ordre de boycott du spectacle. L'activité théâtrale était chose si importante, au regard de son impact, en une période où les mass-médias actuels n'étaient pas ce qu'ils sont aujourd'hui. Ainsi, lorsque le FLN ordonna la cessation des représentations théâtrales, l'administration coloniale occupa le terrain laissé vacant. Dans la perspective de son projet assimilationniste, elle instrumentalise le théâtre dans l'encadrement des populations. Une action est engagée par le biais du Centre régional d'art dramatique d'Alger. Cependant, pour aussi paradoxal que cela soit, Mustapha Gribi, Raymond Hermantier et son Groupe d'action culturelle ainsi que Henri Cordreaux, des hommes sur l'action desquels la suspicion avait été jetée, sont ceux-là qui ont permis d'ouvrir au théâtre algérien une autre voie que celle du théâtre bachetarzien et qui ont formé l'essentiel de ceux qui donnèrent au théâtre algérien ses plus belles œuvres après l'indépendance. En contrepoint de cette action, le GPRA, pour sa part, réagit en fondant la troupe artistique du FLN qui va porter la voix de la révolution à l'étranger. Néanmoins, ses membres n'ont pas été les seuls artistes à avoir pris fait et cause pour l'indépendance. Les autres, pour certains, sont même passés de l'art à l'arme. Les mémoires de Yacef Saâdi, chef de la zone autonome d'Alger, sont très instructives quant à l'engagement des artistes tant dans le soutien logistique à la lutte de libération nationale que dans le fida (combat armé). Et pour ne citer que quelques-uns, nommons le regretté Mohamed Zinet, qui fut officier de l'ALN, Mohamed Touri qui mourut suite aux tortures infligées par la soldatesque coloniale, Madjid Réda mort au combat dans les Aurès, Habib Réda, son aîné, qui fut celui qui organisa le réseau de poseuses et de poseurs de bombe – il en était un lui-même – lors de la bataille d'Alger. D'autres engagèrent des tentatives de sensibilisation en direction de l'opinion française. Mais, il n'y a eu qu'une seule pièce de théâtre qui trouva une traduction scénique avant 1962. Il s'agit de Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine, mise en scène par Jean-Marie Serreau et jouée en 1958, clandestinement, à Bruxelles et à Paris. Citons aussi Des voix dans La Casbah de Hocine Bouzaher (1960), Séisme d'Henri Kréa (1958) et Les Paravents de Jean Genet (1961). Cette dernière devait être montée par Roger Blin, mais il en avait été dissuadé de le faire. Enfin, il y a Naissances et L'Olivier de Mohamed Boudia écrites en 1958 alors que celui-ci était en prison en France. Naissances sera jouée en prison, sous la direction de Boudia, avec pour distribution des détenus, des «frères» de combat au profit des compagnons emprisonnés. Un autre homme de théâtre, Hassan El Hassani, avait également poussé aussi loin la pénétration du théâtre dans les camps de concentration en Algérie. Lui avait monté des spectacles sans passer par l'écriture, autour d'un personnage-pivot appelé Naïnaa qui deviendra, à l'indépendance, Boubagra. Cependant, une fois l'indépendance acquise, plutôt que de revenir à la norme universelle, le théâtre algérien s'engagea à continuer à produire un théâtre de combat, voire à être un théâtre «organique». Le cordon ombilical n'est pas coupé. En raison de l'air du temps et du fait des conditions historiques et des auspices politiques sous lesquels il était né et il avait vécu, il fit tant et «si mal» qu'il perpétua le malentendu qui présida à sa genèse. Il s'organisa sous le règne d'un monopole étatique au sein duquel il corseta son fonctionnement. Il ne commença à s'en hisser qu'après 1988, en prenant conscience de son aliénation, particulièrement durant la décennie 1990, celle de la tragédie nationale. Ce malentendu ne s'est pas encore totalement dissipé, le théâtre algérien attend toujours une salutaire réforme.