Je suis tenté de paraphraser E. Galeano qui a dit : « On peut brûler, abrutir, expurger les traces du passé. Mais la mémoire, lorsqu'elle reste vivante, incite à continuer l'histoire plutôt qu'à la contempler » pour illustrer la symbolique, omniprésente, du dernier roman Sentinelle oubliée de Bouziane Ben Achour, préfacé par Yasmina Khadra, édité par les éditions Dar El Gharb, dont la présentation et la vente-dédicace ont eu lieu jeudi à Oran. En effet, BBA, judicieusement d'ailleurs, nous invite, à sa manière, de s'arrêter un instant et faire le point sur notre histoire, contempler notre mémoire collective, à travers le vécu de trois générations de femmes et expurger tous les vieux démons qui s'y abritent depuis des années. Sentinelle oubliée est en fait une transposition à la limite de la caricature, au sens noble du terme, de ce que nous sommes devenus. Embarquer dans une perpétuelle quête de légitimité historique, d'appartenance et d'identification à cet « autre » mythique. L'histoire de Fillage-Diss narrée, à travers les péripéties du personnage central de BBA, n'est en fait, qu'un hameau, parmi tant d'autres, divorcé de son passé, en mal de repères identitaires. En fait, dans Sentinelle oubliée, Bouziane Ben Achour met à nu la culture de l'aliénation qui nous conditionne depuis toujours. Il s'approprie un espace que les médias et l'école n'ont pas su combler, c'est le moins que l'on puisse dire. Il invite le lecteur à comprendre la réalité à travers les personnages de trois femmes et à reconstituer la mémoire. Pour que l'histoire ne se répète pas, il faut sans cesse se la remémorer, Sentinelle oubliée en est un élément, car la mémoire n'est jamais au repos. Elle change avec nous. Au fur et à mesure que les années s'écoulent, le souvenir de ce que nous avons vécu, vu et écouté, change également. Et souvent, c'est le cas de BBA dans la bouche de sa narratrice, il nous arrive de loger dans la mémoire ce que nous désirons y trouver. A l'ère du zapping, l'excès d'informations produit l'excès d'ignorance. La télévision nous arrose d'images qui naissent pour être oubliées instantanément. Chaque image enterre l'image précédente et ne survit que jusqu'à l'image suivante. Chaque nouvelle est sans lien avec les autres et du passé de toutes les autres. La mémoire de quelques-uns devient la mémoire, de tous. Ainsi, la perversion atteint-elle son paroxysme, lorsque des pans entiers de notre mémoire collective se trouvent totalement occultés, et des fossoyeurs de l'histoire s'érigent-ils en détenteurs de la vérité absolue et accordent rarement un rôle à ceux qui ont fait l'histoire. Ceux-là, à l'instar de l'héroïne de BBA, ont plutôt droit à l'arrière-scène, comme des figurants de cinéma qui cherchent en vain leur visage dans ce miroir déformant. Le roman de BBA est également une invitation à nous regarder en face, voir nos tares, nos faiblesses, nos excès et nos dérapages, faire de notre mémoire collective celle de l'authenticité sur tous les plans et surtout celle de la réconciliation avec notre passé commun, ses zones d'ombres, ses dérapages et ses mensonges perpétuels,...Dans sa préface, Yasmina Khadra a écrit à juste titre d'ailleurs : « Je suis de ceux qui estiment que chacune de nos rues, chaque clairière dans nos maquis mériterait de disposer d'un poète ou d'un romancier pour faire de son mutisme une ascèse et de ses bruissements des fulgurances. » Notre mémoire collective a connu tellement de bouleversements incompréhensibles que nous croyons assister à une éclipse de la raison, les conséquences d'une telle perversion font que nous sommes témoins impuissants d'une sauvagerie sans précédent depuis une décennie. Notre quotidien est fertile en signes révélateurs d'un manque de repères identitaires qui défient ainsi, sans se l'avouer, une réalité qui ne répond pas toujours à leurs craintes immédiates que sont le chômage, l'insécurité et la solitude. Et la démocratie en paie, à longue ou courte échéance. Souhaitons que, plus jamais, nous ne vivrons plus le néfaste précédent. Sentinelle oubliée est aussi cela.