Au bout de tous les comptes et de toutes les amertumes, au bout des oliviers déracinés, des maisons détruites, des terres occupées et spoliées, de la colonisation triomphante, de la solitude, de la prison à ciel ouvert et de la mort promise à tous, dans la conscience et dans l'émotion, la Palestine continue d'exister bien au-dessus des confettis, des divisions, des traîtrises et des lâchages comme image sanglante ou comme blessure, comme territoire symbolique invaincue. Elle le doit à son poète. Jamais dans l'histoire de l'humanité, un poète n'a réussi à faire vivre un pays même si des poètes ont réussi à tisser des légendes, à construire des symboles, produire des hymnes. Passé de la tutelle ottomane au mandat britannique avant de subir une colonisation de peuplement dont les seuls équivalents restent les tragédies et les génocides amérindiens, la Palestine n'avait pas eu le temps de se constituer en Etat autonome. Les Britanniques, les sionistes et leurs complices hachémites firent avorter dans les complots et dans le sang –et c'est peu dire– les embryons fragiles d'une conscience et d'un mouvement national au milieu d'une société agraire et villageoise sans aucune expérience de l'organisation des partis politiques modernes. La Palestine allait naître à la vie en se libérant de la tutelle hachémite et de la tutelle de la Ligue arabe avec la création des mouvements de résistance qui se regrouperont plus tard au sein de l'OLP. Mais des mouvements de résistance ne sont pas un Etat, encore moins un pays. Ils sont un projet politique avec toutes les controverses et les débats qu'ils suscitent naturellement. Pourtant la Palestine, pays, va exister à la fois sans ces mouvements de résistance et à côté d'eux sans subir les contrecoups des divergences, des contradictions, des heurts de vision, de méthodes, de démarches ou d'alliances. Je ne vous parle pas d'une Palestine-histoire, une curiosité du passé, une terre mythique des religions. Non, je vous parle d'une Palestine–pays vivant au présent. Elle le doit à Mahmoud Darwich. Cette Palestine symbolique est un don de Darwich comme on dit de l'Egypte qu'elle est un don du Nil. Cette naissance doit beaucoup aux mouvements de résistance, bien sûr, et le mot arabe de fedayin allait entrer dans le vocabulaire de toutes les langues et occuper toutes les rédactions. Cela ne vous donne pas pourtant la chair du pays même si le sang coula à profusion. Non que le poète créait en dehors de ces luttes -au contraire, il en fut un admirable interprète– mais il donnait ce qui leur manquait : l'être qui était derrière l'image de l'exilé, du déraciné, du prisonnier, du résistant. Ces poèmes -qu'on appellera plus tard de résistance– remplirent plusieurs fonctions immédiates. Dire la condition ou plutôt les conditions des Palestiniens et puis dire la terre, les oliviers, le café et le pain de la mère, dire la prison et l'exil et la mort. A mon avis Inscrit, je suis arabe reste le poème clé de cette période qui dira tout du Palestinien : sa patience, ses souffrances muettes, son caractère foncièrement pacifique, son attachement à la terre, son humilité, les ravages de l'humiliation israélienne sur l'image du père et la colère qui gonfle. Son succès ne se démentira jamais et aujourd'hui bien des ados algériens qui n'ont rien connu de cette période de feu récitent ce poème dans un étrange rapport. Darwich s'expliquera de ce rapport entre le combat palestinien et ses poèmes qui ont bouleversé des dizaines de millions d'hommes à travers le monde. A une question de Hamraoui Habib Chawki dans une émission de l'ENTV, il dira que ses textes, comme tous les textes, naissent dans des circonstances. Seules les œuvres d'art, la poésie véritable, peuvent, en trouvant dans les circonstances ce qui relève de l'humain, dépasser ces circonstances et porter désormais un message à tous les hommes. De ce point de vue, incontestablement, Mahmoud Darwich a produit une grande poésie. Absolument magnifique. Le rapport des Algériens à sa poésie éclaire bien des aspects de son œuvre et de ses rapports avec le public. Marcel Khalifa a joué un rôle considérable dans la diffusion des œuvres de Darwich en Algérie, dès la fin des années 1970, sous l'impulsion des jeunesses des courants progressistes et marxistes algériens notamment le PAGS. Ce passage par Marcel Khalifa explique pourquoi les Algériens connaissent plutôt les poèmes chantés par ce grand artiste libanais. Mais le jeune et très jeune public qui ira écouter Majda Erroumi, en 1994 ou 1995 à la Coupole, reprendra avec elle en masse et sans aucune faute les vers du poème Beyrouth écrit en 1982. La transmission avait trouvé d'autres voies, celle de Majda aussi, mais je pense des voies relevant du secret qui s'établit entre le poète et son public, ses mots et les émotions de ses lecteurs ou de ses auditeurs. Marcel Khalifa, Majda Erroumi et les courants progressistes algériens n'auraient pu asseoir ce succès, cette force dans le public si l'œuvre n'était exceptionnelle. Je me souviens qu'à cette époque des années 1970 avec les luttes qui s'engageaient au Liban mais aussi avec d'autres événements nationaux ou dans le monde arabe, les Algériens percevaient Darwich comme leur poète. Un poète palestinien, certes, mais surtout leur poète. La force des convictions libératrices de la domination coloniale encore vivante dans les mémoires, les luttes de libération africaines, les cendres encore chaudes de l'extraordinaire combat vietnamien, le rêve guévariste et l'idée d'une solidarité encore possible des peuples arabes avec les Palestiniens investissaient Mahmoud Darwich de cette double identité arabe et palestinienne. Il faudra, bien sûr, réfléchir plus avant sur l'effritement de cette identité et son recul face aux identités religieuses dans le monde arabe mais là n'est pas le propos de cet hommage. Il me semble bien que Beyrouth, poème de combat s'il en fût, marque la mort subreptice, insensible et souterraine, silencieuse de cette double identité. Il lira lui-même ce poème devant le Conseil national palestinien réuni à Alger en 1982. Le poème est d'une beauté époustouflante. La voix de Darwich et l'art de la lecture fascinent. On peut voir dans ce texte trois parties essentielles. Face à ces responsables défaits, il parle au Palestinien et lui demande de se battre. «Encercle ton encerclement, il n'y a pas d'issue. Frappe ton ennemi, il n'y a pas d'issue .» Comme si le poète pressentait après la trahison arabe que l'OLP allait se diriger vers l'abandon de la lutte et vers cette mascarade d'Oslo qui le fera démissionner et continuer seul le combat dont le poème Passants parmi les paroles passagères nous fournira un modèle. Dans la deuxième partie de Beyrouth, il tournera en dérision les dirigeants arabes. Une dérision féroce, implacable. Il se moquera d'eux avec des sommets dans l'ironie. Ces passages sont d'une audace exceptionnelle dans la critique de la fausse religiosité, dans les faux engagements et, devant l'outrage, les dignitaires ne pourront rien faire sinon se lever et applaudir. Etrange scène où le poète, immunisé par son aura et par l'amour de son peuple et de ses lecteurs, peut opposer au pouvoir politique des puissants le pouvoir poétique. Dans la troisième partie du poème, Darwich s'adresse encore une fois au Palestinien et l'invite au combat. Solitaire, cette fois. Seul, cette fois. «Tu es la question. Qui sait d'où se lèveront les vents. Va, pauvre comme les prophètes Et nu comme la prière…» Et pour bien se faire comprendre, face à Arafat qui venait de perdre son organisation et ses territoires de Beyrouth, face aux chefs d'Etat ou autres responsables, il affirmera au Palestinien combien la perte est dérisoire et combien seul compte le combat. «Comme l'idée est sublime Comme la révolution est grande Comme l'Etat est petit.» A mon avis, Darwich venait de couper avec les illusions d'un arabisme qui s'était fourvoyé dans des voies idéologiques et politiques contraires aux intérêts des peuples arabes. Le poète ne sera plus que palestinien. Il va entrer dans le destin unique par la tragédie de son pays. Sa production va rester prolifique et de la qualité des plus grands poètes. Ses thèmes vont s'élargir et il est bien dommage qu'ils n'aient pas trouvé d'interprètes à leur mesure comme il est bien dommage que nous ne les connaissions qu'à travers Internet puisque même l'année algéroise de la culture arabe ne lui a pas fait de place dans l'édition mais nos états peuvent faire une place à un poète à qui le peuple a ouvert tous ses espaces émotionnels. Au cours de ce travail constant d'écriture, post-1982, qui lui demande une relation critique avec ses textes –il laisse passer plusieurs mois ou plusieurs semaines avant de les reprendre et de les corriger, les réécrire ou les abandonner-, par le miracle ou le mystère qui donnent aux grands poètes les dons de la prémonition se levèrent, «pauvres comme les prophètes et nus comme la prière», les enfants palestiniens. Nul n'avait prévu le vent et nul ne sut d'où il arrivait. Face aux chars, ils lancèrent des pierres. Ils moururent par centaines. En cette année 1988, des poètes israéliens l'invitèrent à une rencontre pendant que le sang des enfants coulait. Il répondit par ce poème qui créa une polémique mondiale : Passants parmi les paroles passagères. Eblouissant. D'une force inouïe, jugez-en par ce passage : «Vous fournissez l'épée, nous fournissons le sang Vous fournissez l'acier et le feu, nous fournissons la chair Vous fournissez un autre char, nous fournissons les pierres Vous fournissez la bombe lacrymogène, nous fournissons la pluie Mais le ciel et l'air sont les mêmes pour vous et pour nous Alors, prenez votre lot de notre sang, et partez Allez dîner, festoyer et danser, puis partez A nous de garder les roses des martyrs A nous de vivre comme nous le voulons.» Désormais hors de toute organisation, Darwich choisit d'être invariablement avec son peuple. Dans la solitude de son peuple. Dans le combat solitaire de son peuple. Ce poème marque, toujours à mon avis, le passage définitif de Darwich dans un repli national qui se traduira par un repli personnel. Il va chercher au plus profond de son être la subjectivité palestinienne. Il parlera de l'amour, des rencontres de hasard, des doutes, des chambres d'hôtel, des trains, des gares ou des avions. Certains lui reprocheront d'avoir quitté le terrain de la poésie de résistance, de ne plus écrire en liaison avec les luttes immédiates et les souffrances du quotidien. Il s'en expliquera aussi dans un texte où il révèle un aspect moins connu chez lui : sa formation philosophique et son excellence dans les questions de l' tre. Darwich est aussi un théoricien et un penseur et sa revue El Karmal reste une preuve de qualité de ses liens avec la théorie. Donc, il dira un long texte lu à Ramallah en 2005, dont je vous livre cet extrait : «Dire que le sujet a le droit d'être reconnu en tant que tel dans un groupe, c'est une façon comme une autre de vouloir la liberté des individus qui composent le groupe. De ce point de vue, dans le contexte d'une lutte de longue haleine, cette poésie qui exprime notre humanité et nos préoccupations individuelles –qui ne sont jamais seulement individuelles– est une poésie qui représente la dimension humaine subjective de l'acte de résistance poétique, même quand c'est une poésie qui parle de l'amour, de la nature, d'une rose que l'on contemple ou de la peur qu'inspire une mort ordinaire… Un Palestinien est d'abord un être humain qui aime la vie, tremble à la vue des fleurs d'amandier, a la chair de poule au contact de la première pluie de l'automne, fait l'amour pour assouvir un désir physique naturel et non pour répondre à un mot d'ordre, fait des enfants pour transmettre le nom et conserver l'espèce et la vie et non par amour de la mort, sauf s'il s'avère par la suite que la mort est préférable à la vie ! Cela revient à dire que la longue occupation n'a pas réussi à effacer notre nature humaine ni à assécher notre langue et nos sentiments face aux barrières qu'elle dresse devant nous. C'est un acte de résistance que de voir la poésie assimiler la force de la vie ordinaire qui est en nous. Pourquoi alors accusons-nous la poésie d'apostasie lorsqu'elle assume les beautés sensibles et la liberté d'imagination qui sont en nous et résiste à la laideur par la beauté ? C'est ainsi que la poésie qui défend la vie devient une forme de résistance… C'est pourquoi il convient de développer nos manières d'exprimer les aspects humains dans notre vie publique et privée en faisant évoluer la dimension esthétique du poème et la littéralité des textes, en maîtrisant ce métier difficile, en se référant aux critères artistiques généraux et non uniquement à la spécificité de la condition palestinienne. Ce sont là des tâches à la fois poétiques et patriotiques ; ce sont elles qui préparent notre poésie à un dialogue créatif avec le monde afin que la reconnaissance de notre haut pouvoir de création artistique nous incite au bout du compte à nous intéresser à la patrie de cette création. Combien de pays avons-nous aimés, sans les avoir connus, parce que nous en avons aimé la littérature !» Faire aimer la Palestine. Voilà la dernière tâche politique du poète. Comment transcender les vicissitudes de la lutte politique et de la domination de l'ennemi qui a amené les Palestiniens là où ils en sont aujourd'hui ? Comment contrecarrer l'immense machine de guerre et de propagande de l'ennemi qui cherche à disqualifier ce peuple et ses luttes ? Je crois qu'il manque quelque chose à l'explication de Mahmoud Darwich qui relève de son rapport à sa propre création. Ce qui apparaît comme un repli sur soi dans son écriture traduit une recherche de nouvelles balises pour les luttes futures avec cette intuition que les Palestiniens, contre toutes les trahisons et contre tous les malheurs, doivent aller puiser plus loin les raisons de l'espérance. Est-ce vraiment un repli que d'écrire ces vers : «Qui suis-je pour vous dire ce que je vous dis ? Je ne suis pas la pierre façonnée par l'eaupour que je devienne visageni le roseau percé par le ventpour que je devienne flûte… Je suis le joueur de dés Je gagne ou je perds Je suis votre pareil ou un peu moins… L'inspiration aurait pu me manqueret l'inspiration est la chance des solitaires.[…] Le poème est un coup de dés sur le damier de l'obscurité Il rayonne ou ne rayonne pas et les paroles tombent telles des plumes sur le sable […] Qui suis-je pour vous dire ce que je vous dis ? J'aurais pu ne pas être moi j'aurais pu ne pas être ici… L'avion aurait pu s'écraser un matin J'ai la chance d'être un lève-tard j'ai raté l'avion J'aurais pu ne pas connaître Damas, le Caire, le Louvre ou les villes enchanteresses […] J'ai la chance de dormir seul de pouvoir écouter mon corps de croire que j'ai le don de découvrir la douleur et d'appeler le médecin, dix minutes avant la mort Dix minutes suffisent pour vivre par hasard pour décevoir le néant…»(Le Joueur de dés…) Ou encore cet autre extrait d'un autre poème : «Elle est seule, le soiret moi, comme elle, je suis seul… Entre moi et ses chandelles dans le restaurant hivernal,deux tables vides. [Rien ne trouble notre silence] Elle ne me voit pas quand je la vois cueillir une rose à sa poitrine. Je ne la vois pas quand elle me voit siroter un baiser de mon vin… Elle n'émiette pas son morceau de pain,et moi, je ne renverse pas l'eau sur la nappe en papier. [Rien ne ternit notre sérénité] Elle est seule et je suis seul devant sa beauté. Je me dis : Pourquoi cette fragilité ne nous unit-elle pas ? Pourquoi ne puis-je goûter son vin ? Elle ne me voit pas quand je la vois décroiser les jambes… Et je ne la vois pas quand elle me voit ôter mon manteau… Rien ne la dérange en ma compagnie, rien ne me dérange, nous sommes à présent unis dans l'oubli…» (extrait de Ne t'excuse pas). Moi, je vous dis : voilà le miracle que Darwich réalise, contre l'idée que peuvent se faire les autres des Palestiniens. J'imagine des lecteurs de partout et cette simple question à la lecture de ces deux extraits : «Ils sont comme cela les Palestiniens ? Avec cette humanité, cette beauté, ce rapport à l'autre ?» Oui, ils sont comme cela et pas comme nous les présentent les médias subjugués par les sionistes. Oui, la Palestine est bien un don de Darwich. M. B.