L'histoire économique récente de l'Algérie est celle d'un échec cuisant de son projet industriel. Entrepris dans un contexte marqué par le boom des ressources extérieures, le projet d'industrialisation s'est rapidement mis à montrer des signes d'essoufflement (années 80), pour sombrer dans un processus de déclin manifeste (années 90 et 2000), déclin renforcé ces dernières années par une politique d'ouverture au pas de charge et par un désengagement de l'Etat de la sphère industrielle. Cette Histoire économique n'est cependant pas particulière à l'Algérie. Elle est celle de la plupart des pays rentiers qui ont entrepris de s'industrialiser et qui ont été victimes du fameux «syndrome hollandais». La malédiction des ressources n'est cependant pas une fatalité. Un regard rétrospectif sur la trajectoire économique du pays montre en effet que durant les années 70, période du premier boom pétrolier, le pays a pu mobiliser les ressources tirées de l'exportation des hydrocarbures pour mettre en place un vaste complexe industriel physique, tandis que depuis le début des années 2000, le pays peine, en dépit des revenus colossaux dont il dispose, à trouver un antidote au mouvement de désindustrialisation dans lequel il semble irrémédiablement plongé. Cette évolution contrastée prouve que, par-delà son aspect morphologique, l'industrialisation (ou la désindustrialisation) est avant tout une dynamique sociale dans laquelle les formes concrètes que prennent les rapports sociaux jouent un rôle clé. Le facteur institutionnel Le marasme observé dans le secteur industriel apparaît comme la résultante d'une régulation institutionnelle dont les contours prennent la forme d'une combinaison périlleuse associant, sur certains aspects, un libéralisme puéril, et sur d'autres, un étatisme stérile. Cette régulation se distingue par ailleurs par sa forte dépendance vis-à-vis du circuit de circulation de la rente, dépendance qui se lit en particulier dans des configurations spécifiques : surévaluation, en termes réels, de la monnaie nationale ; prééminence d'un rapport salarial de type clientéliste dans le secteur public ; une répartition des dépenses publiques s'inscrivant davantage dans une logique «politique» de redistribution que dans une logique économique de soutien à l'accumulation, etc. L'environnement institutionnel se présente donc comme un élément clé dans l'explication de la trajectoire industrielle du pays. Certaines de ses caractéristiques constitutives offrent en l'occurrence une grille d'observation assez féconde du phénomène de la désindustrialisation, confirmant fortement le diagnostic de base selon lequel c'est l'environnement institutionnel qui, en définitive, encadre, stimule et/ou bloque les dynamiques industrielles. La première de ces caractéristiques se rapporte au statut mineur, secondaire, du rapport salarial (qui est, comme on le sait, la principale forme de mise au travail dans une économie de marché) dans la régulation économique. Le rapport salarial n'est pas au centre de la régulation institutionnelle. L'Etat, à travers son budget, financé par la rente, joue un rôle prépondérant dans cet environnement d'ensemble. Des régulations incompatibles La seconde caractéristique est qu'il existe des incompatibilités manifestes entre les régulations partielles ; ces incompatibilités traduisent l'absence de projet industriel à même de donner un sens aux décisions de politique économique. Pour n'en retenir que les plus importantes, il est évident que c'est l'ouverture commerciale qui pose présentement l'obstacle le plus difficile à surmonter. Ainsi, le désarmement douanier auquel le pays s'est livré rend hypothétique toute entreprise visant à promouvoir des activités industrielles dans la mesure où la suppression totale de la protection extérieure affecte considérablement les conditions de rentabilité d'une vaste gamme d'industries, dont notamment les industries potentiellement exportatrices. Le caractère destructeur de l'ouverture tous azimuts est d'autant plus grand que même les économistes libéraux qui plaident habituellement pour le libre échange admettent l'argument de «l'industrie naissante» en ce qu'ils reconnaissent la nécessité de protéger de la concurrence extérieure des activités nouvelles tant que celles-ci n'auraient pas effectué avec succès leur apprentissage et atteint leur maturité. Ce qui vient d'être dit des contraintes liées à l'ouverture commerciale peut être étendu à l'autre composante constitutive de l'insertion internationale : le taux de change. La détermination du taux de change est, contrairement à ce que l'on entend souvent, une décision éminemment politique. Cela est d'autant plus vrai que nous sommes dans une situation où l'essentiel des ressources en devises provient de l'exportation d'une matière première et que, en outre, c'est l'Etat qui en est le détenteur exclusif. Au même titre que l'ouverture commerciale et le démantèlement douanier, la surévaluation de la monnaie nationale, puisque c'est de cela essentiellement qu'il s'agit dans le cas d'une économie rentière, est une configuration porteuse des mêmes périls que ceux qu'on vient d'évoquer, de sorte que c'est la promotion d'un régime de croissance autonome de la rente qui s'en trouve compromise. Susciter une dynamique industrielle La troisième caractéristique porte sur l'inaptitude avérée du «nouveau» mode de régulation à susciter et «piloter» une dynamique industrielle, conséquence de l'incompatibilité manifeste entre ses composantes constitutives. La politique économique semble obéir davantage à une volonté de mettre l'économie nationale à l'abri des effets de l'instabilité des cours du pétrole sur le marché mondial, le but final étant de garantir l'existence de capacités d'importation adéquates et le plus longtemps possible. Les changements opérés depuis maintenant deux décennies ne semblent pas être destinés à faire émerger un secteur productif performant, mais présentent les caractéristiques d'une gestion distributive, bien qu'un peu plus «prudente», de la rente. Dans un régime rentier tel que le nôtre, la rente de base comporte la capacité de contaminer, au travers des formes institutionnelles de la régulation, le comportement des agents et des acteurs de sorte que ces derniers auraient tendance à transformer toutes les opportunités en lieux et formes de captation de rente. Le comportement rentier, qui est tout ce qu'il y a de rationnel, est une résultante de l'environnement institutionnel. D'où la difficulté première de l'industrialisation dans un pays rentier : comment faire pour que les hauts rendements soient le fait d'activités industrielles? Autrement dit, comment faire pour que les acteurs s'orientent vers les activités productives en général, et industrielles en particulier? Ces questionnements nous conduisent à évoquer l'idée simpliste selon laquelle les dépenses budgétaires consacrées à l'extension et la modernisation des infrastructures de base, principale caractéristique de l'action économique de l'Etat durant la décennie 2000, seraient à même de stimuler l'investissement productif privé. S'il est vrai que de tels équipements socioéconomiques sont de nature à réunir les conditions matérielles nécessaires à l'investissement et à améliorer la compétitivité économique du pays, il n'en demeure pas moins vrai que l'investissement productif privé est tributaire d'autres facteurs institutionnels. Pour beaucoup d'analystes, ces conditions sont loin d'être réunies dans l'Algérie des années 2000. Dans cet ordre d'idées, la réhabilitation de l'activité industrielle ne paraît pas être aujourd'hui un objectif réalisable si l'on continue à en envisager la concrétisation par le biais exclusif du secteur public. Traversé continuellement par la logique clientéliste, ce dernier demeure inapte à construire les arrangements organisationnels internes susceptibles de lui permettre de survivre dans un environnement institutionnel externe des plus hostiles. Par ailleurs, l'expérience de certains pays, qui ont réussi l'objectif de s'industrialiser, a montré qu'une politique industrielle volontariste est tout à fait compatible avec la mobilisation du secteur privé. Dans nombre de cas, c'est même l'alliance Capital privé-Etat qui a constitué l'élément moteur du décollage économique. Cependant, préconiser une telle alliance dans le contexte présent de l'Algérie, c'est assurément sous-estimer le poids du conformisme idéologique dans le processus de prise de décision. En conclusion, la question de l'industrialisation doit être inscrite dans la problématique plus large du statut du travail productif dans une économie où les compromis institutionnels revêtent des configurations qui ne favorisent pas la production d'un surplus en valeur. Le projet d'industrialiser le pays nécessite une reconstitution du contexte institutionnel. Pour qu'elle ait une chance de créer les conditions à même de susciter une dynamique industrielle endogène, une telle entreprise doit concilier le temps des apprentissages nécessaires et la nécessité de casser les rentes par des changements radicaux.