j.-M. Coetzee est un romancier sud-africain qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2002 pour la qualité de son œuvre littéraire qui compte 14 romans dont les sujets portent sur le terroir sud-africain. Ce romancier, à l'opposé de ses compat riotes Nadine Gordimer ou André Brink est peu disert. John Maxwell Coetzee n'accorde pratiquement pas d'interviews argumentant le fait que son œuvre parle pour lui et qu'il n'a donc pas besoin de commenter ses romans, les critiques devant tenir ce rôle. Cela tombe très bien, car son roman Disgrâce ne laisse pas indifférent et je vous en propose une lecture critique. Ecrit durant la période post-apartheid, Disgrâce est révélateur d'un état d'esprit, d'une attitude, d'une inquiétude et peut-être d'un espoir, selon les interprétations que l'on fait de la fin d'un roman à la fois simple et tortueux. Deux trames constituent le récit : celle de David Lurie, 52 ans, professeur de lettres à l'université de Cape Town et celle de sa fille Lucy qui vit dans une ferme, loin de Cape Town. David Lurie vit mal un divorce, la solitude aidant, il tombe amoureux d'une de ses étudiantes, Mélanie. Cette relation évolue dans un sens qu'il n'avait pas prévu, une relation qui se retourne contre lui, malgré la force de ses sentiments qu'il affirme sincères. Suite à une plainte de Mélanie, encouragée par son petit ami, le conseil de l'université, animé par des féministes, met fin aux fonctions de cet excellent professeur féru de poésie. Complètement désemparé, le vide autour de lui s'agrandit, mis aux bancs des accusés ; coupable d'avoir aimé, il se trouve dans une impasse à un moment crucial de sa vie. Il quitte Cape Town et se rend chez sa fille unique qui vit à la campagne jusqu'au jour où trois jeunes voyous noirs de la région les attaquent dans leur ferme pour les cambrioler mais ils violent Lucy sans que son père puisse la défendre, car ils lui avaient jeté de l'essence sur la tête, mis le feu à son visage. La scène est d'une rare violence, et la scène du viol est décrite avec une force littéraire remarquable, où l'on entend un silence assourdissant pendant l'acte lui-même. Le style narratif est un mélange de dialogues et d'un texte fort dit par un narrateur qui raconte la vision de ce nouveau monde post-apartheid des différents personnages. La narration se précipite et prend une tournure où deux points de vue s'opposent par rapport à l'attitude à adopter face à une situation sud africaine où les Noirs et Blancs doivent apprendre à se regarder de manière neutre et non plus par le prisme d'un système raciste instauré de manière officielle, l'Apartheid, qui signifiait séparation des races. Dans ce roman Disgrâce, tout le débat autour d'une Afrique du Sud « arc-en-ciel », comme l'a souhaité Nelson Mandela, est posé. La relation père-fille se complique et devient même dramatique, lorsque Lucie réalise qu'elle est enceinte suite à ce viol. Si David Lurie souhaite que sa fille avorte, Lucie ne l'entend pas ainsi. Sa décision de garder l'enfant sème le trouble d'autant plus qu'elle accepte la protection de son voisin noir Petrus dont la stratégie est de racheter une part de sa ferme et même en proposant de se marier avec elle d'occuper la ferme. La situation devient intenable pour Davis Lurie qui apprend de surcroît que sa fille est lesbienne. Le bras de fer et l'incompréhension deviennent totaux entre ces deux générations et c'est là justement où le récit devient intéressant dans ce contexte post-apartheid. Malgré ses idées libérales, David Lurie semble dépassé par les événements. Même son vocabulaire devient choquant pour Lucie comme lorsqu'il parle de « boy », un terme de la période apartheid et que Lucie rejette et ne veut pas entendre dans la bouche de ce père qui inconsciemment ne s'adapte pas à la nouvelle Afrique du Sud qui pour lui est violente, mais nous avons là un point de vue d'un Blanc. A cette histoire est imbriquée celle de Bev, une ancienne amie qu'il retrouve et qui ne s'occupe que des animaux, qui sauvent les animaux sud africains et qui ne regardent pas autour d'elle les Noirs, hommes et femmes, enfants, qui souffrent de pauvreté et de misère. Certaines scènes deviennent effectivement ubuesques et démontrent toute la déconnection de la réalité d'une frange de la population blanche qui ne s'adapte pas. Lucie, en gardant le bébé, conçu dans la violence, une symbolique peut-être forte de toute la situation politique qui a abouti à une possibilité de réconciliation entre Blancs et Noirs. La discussion entre David Lurie et sa fille Lucie est tout à fait édifiante à ce sujet. La question posée par David est : « Doit-on être responsable de ce que nos aïeux ont fait ? Doit-on se sentir coupables tout le temps vis-à-vis des Noirs ? » Sa volonté de s'en remettre à la police n'aboutit pas et le voisin noir Petrus n'est d'aucune aide pour dénoncer les coupables du viol qu'il connaît. Le roman pose en effet une question fondamentale pour les Blancs : doit-on tout accepter dans cette nouvelle Afrique du Sud ? Le discours de Lucie est plus réaliste que son père, car pour elle, cette terre sud africaine est la sienne, elle n'a pas une autre terre de rechange et donc elle veut s'adapter, elle se place sous la protection de Petrus, dans cette campagne loin de toute protection policière. La violence et la brutalité sont pour elle normales après tant d'années de privation et de non droits pour les Noirs, un passage obligé que les Blancs doivent admettre et vivre avec philosophie. En fait, le bébé qu'elle porte devient, à mon avis, le symbole fort de cette nouvelle Afrique du Sud née dans la violence. Ce bébé noir à venir, un mélange de sang noir et de sang blanc, ce métis est la clé d'une issue heureuse après tant d'années d'incompréhension. Le bébé de Lucie symbolise fortement ce mariage entre Blancs et Noirs qui décident de vivre ensemble sur cette terre tant aimée par les uns et les autres. L'espoir réside probablement dans le fait que David Lurie respecte la décision de Lucie qui est celle de garder le bébé du viol. Il devient un père attentif vis-à-vis de sa fille, mais la vision pessimiste que de nombreux critiques relèvent est que son ralliement à la décision de sa fille demeure filial. Dans ce roman, J.-M. Coetzee démontre les conséquences de ce qu'il a vécu pendant l'apartheid et qu'il décrira dans Scènes de la vie d'un jeune garçon, le rapport lointain que les Blancs avaient avec les métisses et les Noirs. Ce non-rapport est démontré magistralement dans Disgrâce à travers le personnage de David Lurie. La nouvelle génération des Blancs est plus réaliste, mais pour Coetzee, elle paie le prix fort. Le personnage de David Lurie explique l'état d'esprit de ce romancier sud africain qui a quitté l'Afrique du Sud il y a quatre ans pour s'installer en Australie. J.-M. Coetzee, Disgrâce (Disgrace, 2000), roman traduit de l'anglais par Catherine Lauga du Plessis, Paris, Seuil, 2001.