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Sommes-nous toujours au moyen-âge ?
La chronique de Maurice Tarik Maschino
Publié dans El Watan le 24 - 10 - 2012

Nous ne sommes plus au Moyen-âge, voyons !» Qui ne s'est pas déjà indigné des propos d'une personne qui affiche des convictions à nos yeux complètement dépassées ou justifie des façons d'être et de faire qu'un esprit moderne récuse absolument ? Ne sommes-nous pas au XXIe siècle ? Un écrivain russe, Boris Strougatsy, en doute et, dans un brillant article publié par l'hebdomadaire moscovite Argoumienti i facti (1), il estime que, pour l'essentiel, ses compatriotes sont schizophrènes ou totalement clivés, à la fois très jeunes et très vieux, tournés vers l'avenir et prisonniers d'un passé qui date des premiers moments de l'humanité. De plain pied dans la modernité technique – ils ont tous ou rêvent tous d'avoir un portable, la télévision, une machine à laver… – ils affichent une mentalité qui n'a pas évolué depuis l'époque féodale.
Certes, l'écrivain ne parle que des Russes, mais ce qu'il constate, et déplore, concerne bien d'autres sociétés. Il vaut donc la peine de l'entendre. 1012-2012 : si, en mille ans, le monde a totalement changé, les Russes, estime-t-il, sont restés ce qu'ils étaient : ils réagissent comme leurs lointains ancêtres. Comme eux, ils ont besoin d'un chef et se déchargent sur lui de toute responsabilité dans la gestion et le devenir de la cité. Le chef a beau les mépriser, les tromper, les écraser, les berner de fausses promesses, ils ne veulent à aucun prix devenir politiquement adultes et prendre en main leur histoire : la liberté les effraie.
Si parfois ils se révoltent et se donnent un nouveau chef, ils reportent sur lui le même besoin d'être guidés, d'être dominés, et font preuve de la même soumission. Ils réagissent ainsi, estime Boris Strougatsy, parce qu'ils se sentent faibles, incapables de changer quoi que ce soit et que, de siècle en siècle, les popes, les tsars, les responsables du parti bolchevique, les hommes politiques dans leur ensemble les ont persuadés de leur impuissance. Paresse, résignation : ils refusent de penser, ils préfèrent croire – en Dieu ou en le Président et, s'ils ne l'apprécient pas, en celui qui lui succèdera.
Moderne, ou se modernisant dans les domaines techniques et scientifiques, la société russe conserve bien d'autres traits de l'époque médiévale : une religiosité plus rituelle qu'intériorisée, un nationalisme souvent exacerbé, une hostilité à l'égard de certains étrangers, Noirs, Tchétchènes, Asiatiques…, un conformisme épais, la plus grande méfiance à l'égard de ceux qui pensent autrement et qu'autrefois on appelait des dissidents.
Le tableau que Boris Strougatsy brosse de la société russe la dépasse largement et, dans certains de ses aspects, vaut pour d'autres sociétés, sinon pour toutes. C'est par légèreté d'esprit que les uns et les autres nous nous croyons de plain-pied dans le XXIe siècle quand, par bien des comportements, nous sommes à des années-lumière d'une réelle modernité. Tribalisme, régionalisme, chauvinisme déterminent toujours des façons d'être, de sentir, de se conduire caractéristiques des millénaires antérieurs. Le siècle des Lumières n'a nullement dissipé les ténèbres qui génèrent aujourd'hui tant de conduites, qu'il s'agisse de la situation des femmes dans l'ensemble du monde, de la xénophobie et de l'islamophobie en Europe, du pouvoir du père et du mari sur les femmes de la tribu dans les sociétés patriarcales, de la fureur intégriste qui sévit dans certains milieux catholiques ou musulmans, du conformisme qui oblige tant d'êtres, dans toutes les sociétés, à sacrifier leur singularité pour survivre, de l'inquisition – religieuse, idéologique, policière – qui en oblige d'autres à chercher sous d'autres cieux des lieux plus cléments…
La liste est longue des conduites individuelles ou des institutions collectives qui datent des débuts de l'humanité, briment les peuples, les infantilisent ou les fanatisent et, comme le soulignait déjà au XVIe siècle La Boétie, leur font aimer la servitude. La modernité ? On en est loin, très loin, si l'on entend par là l'aspiration à la liberté, le désir de gérer souverainement sa vie, la volonté de faire table rase des préjugés, des illusions, des passions et des haines qui la gangrènent.
D'Averroès à Descartes, d'Ibn Khaldoun à Spinoza ou d'Omar El Khayam à Pascal ou à Kant, la grandeur de l'homme, nous disent les philosophes, réside dans sa capacité de raisonner et, par là, de maîtriser ses émotions et des passions souvent absurdes et mortifères. Bel optimisme que quelques grandes figures, au cours des siècles, ont illustré, mais que l'histoire des sociétés ne confirme pas. Car si l'homme du XXIe siècle posera bientôt les pieds sur Mars, il reste aussi l'homme des cavernes et l'on n'ose pas prédire dans combien de siècles, ou de millénaires, il en sortira.
1) n° 39 du 26 septembre 2012


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