«Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.» Etienne de La Boétie Pour le moment, je désirerais seulement qu'on me fasse comprendre comment il se peut que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations supportent quelquefois tout d'un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'on lui donne, qui n'a de pouvoir de leur nuire que tant qu'ils veulent bien l'endurer et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'ils n'aimaient mieux tout souffrir de lui que de le contredire.» L'interrogation de ce bon La Boétie, illustrée par la génuflexion obséquieuse face «aux grands», a l'incontestable mérite de poser, en termes douloureux — mais aussi transhistoriques — un questionnement indispensable et cela depuis que «l'Etat», en tant que structure permanente d'organisation des sociétés humaines, s'est imposé à tous et partout comme unique et seul concevable détenteur de l'autorité et de la violence légitimes étant entendu que c'est toujours à lui que revient le pouvoir de faire le départ entre ce qui est légitime et ce qui ne l'est pas. Etonnantes citations que celles de l'ouvrage de ce «gamin» si tôt révolté et indigné, il y a presque un demi-millénaire ; c'est, en effet, en 1549 qu'Etienne de La Boétie (1530 - 1563) — il a alors 18 ans ! — écrit son remarquable Discours de la servitude volontaire qui ne sera publié qu'en 1576 par des protestants calvinistes hostiles à l'ordre royal en France. Ce petit opuscule qui, très certainement, mériterait de figurer en bonne place dans les programmes d'enseignement dans le cadre de la formation du citoyen responsable..., aborde une question élémentaire et terrible à la fois : comment se fait-il que l'homme accepte, et mieux encore, revendique avec détermination une situation de soumission qui suppose l'élimination de ce qui est censé le distinguer des autres mammifères et fonder le pouvoir qu'il exerce sur toutes les autres espèces et la nature : la pensée et la liberté ? Comment expliquer ce désir que l'homme manifeste pour se défaire de sa liberté dans une recherche éperdue et insistante de la soumission au tyran et cela pour jouir des privilèges ou faveurs illusoires qu'offre, en contrepartie, cette soumission sans limites ? Indubitablement, tout l'intérêt de cet ouvrage, au-delà du plaisir intense que procure sa lecture, réside dans son étonnante actualité dans la mesure où il propose des outils pertinents pour la réflexion sur des situations très actuelles et cela dans quelque partie du globe que ce soit — sauf dans les très rares moments d'indignation assumée. Naturellement, cela s'applique aussi à l'Algérie de ce début de XXle siècle qui, n'en déplaise aux courtisans, ne constitue en rien une exception et qui n'a, en aucune façon, réalisé quelque changement démocratique, réel et vécu, que ce soit suite à la révolte inaboutie et confisquée d'octobre 1988. Sur ce point, il convient d'attirer l'attention sur l'excellente contribution de quatre intellectuels algériens, sociétaires du «Cercle Nedjma» parue dans le journal El Watan du 26 octobre 2011. Rapportée à l'Algérie, l'interrogation de La Boétie — susceptible d'être posée partout avec les nuances que supposent les différences culturelles et historiques — est aussi féconde dans la mesure où elle fait apparaître, jusqu'à la caricature, la volonté d'asservissement d'un pouvoir illégitime, orfèvre de la manipulation, ainsi que la culture de la soumission savamment organisée, en contradiction frontale avec toutes les promesses des indignés de la colonisation, artisans de l'indépendance du pays. Est-il utile de rappeler que notre jeunesse «choisit» les eaux encore bleues de la Méditerranée ou l'affreuse aventure dans un eldorado européen disparu et que le pouvoir punit ces désespérés sans s'interroger sur sa propre responsabilité, pourtant majeure, dans la création de ce phénomène social : le «harrag» ? Est-il concevable que les colères exprimées par les citoyens entraînent une intervention policière musclée toutes les deux heures initiée par un système politique cadenassé dans lequel aucune séparation des pouvoirs n'a de place ? Que dire des hôpitaux transformés en mouroirs et des traitements médicaux élémentaires introuvables ? Et de l'indigence de notre système éducatif ? Est-il acceptable que les «réformes» tant attendues se transforment en jeu politicien absurde, le ballet étant conçu, réalisé, exécuté par les seuls danseurs et danseuses étoiles, qui plus est... grabataires ? Cette accablante litanie, connue de tous, pourrait se poursuivre jusqu'à extinction de tous les feux ; ne vaut-il pas mieux tenter d'assumer notre remarquable condition de résilients, c'est-à-dire être ceux qui puisent, dans une situation destinée à les anéantir, l'énergie la plus forte pour le renouveau. Il semble qu'une telle démarche enjoint à chacun l'obligation de remplir pleinement son rôle social, au-delà du théâtre d'ombres proposé étant entendu que dans cette pièce infernale, seul le pouvoir remplit parfaitement le sien puisque son objectif est de rester là où il est et comme il est depuis un demi-siècle. Inévitablement, le propos nous conduit à interroger certains de ceux qu'on qualifie de «partis politiques d'opposition» animés par la flamme démocratique, dont la fonction, comme celle de tout parti politique, est l'élaboration et la diffusion de projets alternatifs crédibles, susceptibles d'emporter l'adhésion du plus grand nombre et de vaincre les peurs légitimes qui accompagnent toute perspective de changement. Il paraît que ces partis politiques existent, réunis autour d'hommes providentiels et sans doute irremplaçables puisqu'ils sont présents sur la scène depuis un demi-siècle pour les uns, un quart de siècle pour les autres ... Il paraît aussi que ces partis politiques sont animés, les uns et les autres, par une ferme volonté de changement et de démocratie et qu'il y a là un point commun intangible susceptible de réunir les efforts ou, pour sacrifier au vocabulaire actuel devenu inconsistant, de fédérer les énergies. S'il n'est pas douteux que changement et démocratie, espérés par tous ceux qui ont besoin de respiration profonde, ne constituent pas un programme politique, ils en sont les actes fondateurs à partir desquels l'édifice pourra résonner de toutes les différences que suppose l'indispensable culture du débat. Que nous est-il proposé aujourd'hui par certains de ces partis politiques dits d'opposition, étant entendu que la situation exige le rejet, momentané ou définitif, des misérables querelles fondées sur d'incompréhensibles narcissismes ? Précisément, le spectacle lamentable de ces querelles qui prennent le pas sur l'essentiel que sont le changement et la démocratie. Cette insistance sur «changement et démocratie» n'est pas innocente, puisque chacun garde à l'esprit l'expérience inaboutie de cette fameuse «CNCD», soit «Coordination nationale pour le changement et la démocratie» qui, fédérant les multiples énergies avec d'autres sans exclusive, devait contribuer à la réalisation de cet «objectif fondateur». La création de la CNCD, en janvier 2011, et la tentative des ses membres, censée s'inscrire dans la durée de mobiliser les partisans du changement de système par des manifestations pacifiques, illustrent parfaitement le titre de ce propos inspiré par La Boétie. Malheureusement, la volonté de changement a été éphémère, la mobilisation pitoyable et la mort du mouvement annoncée sinon préméditée ; le coup de grâce a été porté par ceux-là mêmes qui avaient initié cette dynamique cinq mois auparavant. Echec de la CNCD ; échec inadmissible certes, mais est-il incompréhensible ? Peut-être pas si l'on admet que le passage de la servitude volontaire à la volonté de changement ne prend pas inévitablement la forme d'un élan irréversible, la menace d'un retour à l'asservissement étant, en réalité, permanente. Dès lors, il apparaît que le naufrage de la CNCD participe de cet achèvement des illusions («On achève bien les illusions» par Réda Bekkat - El Watan du 10 novembre 2011) évoqué par bon nombre d'observateurs de la scène politique et sociale algérienne ; le délitement de cette courageuse tentative, victime d'une double implosion initiée, très précisément, par certains de ces partis politiques dits d'opposition conduit à une interrogation élémentaire adressée à ceux-là mêmes : comment se fait-il que l'accord sur l'absolu minimum démocratique ne puisse pas être la matrice commune pour tous ceux qui disent être d'abord animés par une volonté de changement et de démocratie ? Pourquoi est-il impossible de fédérer les énergies des partisans — de tous les partisans — du changement et de la démocratie, sans occulter aucune différence puisque celle-ci est génératrice de richesses et non d'oppositions ? L'échec de la CNCD est en effet inadmissible et ce, d'autant plus qu'à notre connaissance, seule cette structure, encore balbutiante, a proposé au débat le plus ouvert possible une plateforme qui n'est, en rien, un programme politique mais une démarche résolument ancrée dans la démocratie dont le but est de «coordonner» toutes les énergies démocratiques sur la base de principes fondateurs qui ne sauraient être des pétitions de principes sans contenu ni effet comme cela peut être observé aujourd'hui. Et la société civile dans tout cela ? Sans céder à la tentation morbide qui consiste à ajouter de la noirceur à un tableau déjà bien sombre, il faut bien admettre que l'objectif de délitement de la société civile a été atteint, grâce à une volonté politique inébranlable, une société civile responsable, active et toujours présente dans le registre de la citoyenneté étant évidemment un partenaire inacceptable pour un pouvoir profondément antidémocratique. Il semble même que les «projets» envisagés par celui-ci s'orientent vers un contrôle encore plus sévère du mouvement associatif. Alors, que faire face à ce qui semble animé de la volonté de sacrifier l'essentiel sur l'autel du dérisoire ? Pleurer toutes les larmes de son corps ou affirmer, avec le poète, qu'il n'est si longue nuit qui n'arrive à l'aurore ? , Tenter l'analyse des mécontentements populaires, c'est bien ; fédérer les colères éparpillées, c'est mieux. Si celles-ci sont aujourd'hui incapables de se rencontrer pour découvrir ce qui est élémentaire, soit leur profonde unité, la plus lourde responsabilité en est endossée par ceux-là mêmes qui ont la charge, souvent autoproclamés sans fondements, de traduire politiquement ces colères. Il ne fait pas de doute que cette responsabilité est immense en cela que l'absence de traduction politique de la colère sociale fait courir à l'Algérie les plus grands dangers, et l'une des propositions crédibles, étrangère aux ambitions personnelles est, sans doute, celle de la plateforme proposée de la CNCD à laquelle, sous quelque forme que ce soit, il est indispensable de redonner force et vigueur.