Invitée en Algérie pour une rencontre autour de ce roman dont le héros/narrateur est un imam en fonction dans une ville étrangère qui découvre l'amour et remet tout en question, l'écrivaine évoque, dans cet entretien, sa passion pour le fait religieux, pour les classiques de la littérature arabe et son travail d'éditrice qui lui permet d'être des deux côtés du miroir. Liberté : Imam est une fonction dans laquelle on a du mal à déceler l'humanité de celui qui l'exerce. Vous mettez tout en œuvre pour rendre votre personnage humain, notamment lorsqu'il parle de “khaylat” qui sont des souvenirs fantasmés. Pourquoi avoir choisi un imam et, surtout, quel a été votre objectif à travers ce personnage ? Racha al-Ameer : Je crois que le personnage d'un homme religieux est un personnage-clé dans la culture arabo-islamique, arabo-chrétienne, arabo-religieuse. Le fait religieux est intrinsèque à l'existence de ce monde, tel que moi je l'ai vu en naissant. J'ai vu un monde où le fait religieux, avec ses hommes de religion qui ont un pouvoir insensé sur nos consciences et sur nos vies au quotidien. Il ne faut pas oublier que je suis libanaise, je viens d'un pays où nous avons un nombre incalculable de confessions. Nous avons non seulement des religions, mais également des religions. À chaque coin de rue, il y a une mosquée, une église, des églises, des mosquées. Ce fait religieux m'a toujours passionnée, et c'est pour cela que j'ai choisi pour mon premier roman le personnage d'un cheikh sunnite qui réfléchit sur le fait religieux. Comme le sunnisme est majoritaire dans le monde arabe également, j'ai choisi de prendre le fait majoritaire et non le fait minoritaire. En général, les gens choisissent dans leurs romans des personnages minoritaires ; moi, j'ai choisi un majoritaire, mais qui est minoritaire dans ses sentiments, dans sa réflexion. Et mon cheikh est minoritaire. C'est peut-être la première fois dans la littérature arabe et dans la littérature du XXIe siècle qu'un imam se met à parler, qu'il soit un héros, mais un héros moderne. Il y a eu des imams dans la littérature égyptienne qui ont été des héros de certains romans, mais ce n'était pas d'une manière moderne. Dans ce livre-là, l'imam est un personnage qui vient de l'histoire mais, en même temps, c'est un personnage moderne. Et ça fait partie des paradoxes de ce roman, c'est-à-dire un personnage majoritaire qui parle de sensations minoritaires. Il y a justement plein de paradoxes dans ce livre : Coran/poésie ; homme/Dieu ; Islam/ Islam politique ; compétence/médiocrité ; foi/conviction… Je crois que la vie est faite de paradoxes, et il n'y pas seulement une bipolarité, c'est-à-dire le bien et le mal, il n'y a pas que le blanc et le noir, les gentils et les méchants… Un roman, c'est une construction complexe : une histoire, des personnages, un style, une narration, etc. Un roman, c'est une architecture assez compliquée, un peu plus compliquée qu'une architecture archaïque et archaïsante qu'est un autre genre littéraire. C'est un genre assez complexe, et arriver à faire un roman avec toutes ces données n'est pas une chose évidente. Moi, j'ai choisi la complexité. À la base, j'étais journaliste, j'écrivais dans une langue simple et limitée dans le temps. Un article, c'est 1 000 mots, 600 mots, où on raconte une chose. Le fait d'écrire juste pour le journal dans une langue facile d'accès, à un moment, ne pouvait plus satisfaire à tout ce qui se passait dans ma tête, et à mes capacités d'écriture. Et c'est ainsi que j'ai passé d'une écriture simple, disons, à une écriture beaucoup plus complexe qu'est l'écriture romanesque. Un autre paradoxe : la langue appartient à l'histoire alors que le héros est moderne… Ça, c'est un autre paradoxe de nos vies à tous et à toutes, et pas seulement dans cette partie du monde, c'est-à-dire qu'on peut vivre au XXIe siècle et utiliser toute la technologie mais être en même temps un homme du passé, et qui suit à la lettre ce que toutes les religions dictent. L'idée d'un temps uniquement moderne, purement moderne n'existe pas car nous sommes tous faits d'une multitude de temps. Des fois, je me rends compte que je recommence un geste que, peut-être, mon arrière grand-mère a dû faire, ou que je reproduis un geste que la première femme au monde a fait en berçant son enfant. On n'est pas fait d'un seul temps. L'être humain est fait de strates de temps ; et cet imam, le personnage, est fait d'un passé complexe, il est fait d'un présent qu'il questionne et il est fait d'un avenir. Le temps n'est pas un, il est multiple. La langue n'est pas une non plus, il y a des langues à l'intérieur de chaque langue. Je défends la complexité de l'écriture en choisissant le roman comme genre et en choisissant ces langues qui sont une langue à l'intérieur d'une autre langue précise et précieuse. Ce choix de complexité correspond également à ma manière de réfléchir. À la fin, on voit bien que c'est le pouvoir poétique qui prend le dessus sur le pouvoir politique. C'est la poésie qui vient à la rescousse de l'homme de Dieu et sauve l'âme de celui qui, habituellement, guide les âmes perdues. Une note d'espoir ou d'ironie ? À un moment donné, j'ai eu envie de tuer mon héros. Comme toute bonne romancière, j'ai fait des nuits blanches à me demander si je le tue ou si je le garde en vie. J'aurais d'ailleurs très bien pu faire une fin monstrueuse où les deux héros seraient tués dans une voiture piégée. Rien ne m'aurait empêché. Mais j'ai choisi cette fin heureuse parce que l'écriture c'est très fort et ce n'est pas toujours heureux, dans le sens où on n'est pas heureux en écrivant, mais ça a beaucoup de force. C'est la force de la vie. Et c'est un roman où il y a beaucoup de vie ; la vie est beaucoup plus forte que la mort à mon avis. La mort c'est, certes, un moment très fort dans la vie de quelqu'un. C'est atroce, violent et insensé, mais après avoir fait le deuil, revient la vie. Et ce roman, c'est surtout un hymne à la vie, d'où cette fin heureuse sans être optimiste ou pessimiste parce que la vie est cruelle. Je n'ai pas un optimisme ou une ironie idiote, c'est vraiment cette passion pour ce qui est vivant, ce qui vibre. Et le personnage parle beaucoup de mort, car à l'intérieur de n'importe quelle vie, il y a des stations de mort. Mais il a continué parce qu'il a cru en l'écriture. Ce roman est écrit dans un style très soutenu, une intertextualité avec le Coran et les vers d'El-Mouttanabi. Comment avez-vous travaillé la langue ? Je ne l'ai pas fait exprès. Il n'y a pas de recette. Ce livre, c'est un cheminement, c'est l'accomplissement de tout un travail qui a été fait durant des années. Je me suis dit est-ce que le travail journalistique et la littérature purement moderne me satisfont. Je me suis dit que j'avais envie de faire quelque chose qui ne soit pas uniquement du journalisme. Je m'essayais d'écrire des choses, ce n'est pas venu d'un trait. Ce n'est pas une conspiration ! C'est toute la recherche que j'étais en train de faire pendant des années sur ma langue à moi qui m'a menée vers cette langue-là et qui m'a menée vers ce personnage. C'est tout un travail d'accumulation. Une langue, c'est tous les jours une goutte, c'est des références. Ça s'accumule. J'étais prête à accepter d'aller vers la grande littérature, car la littérature simple ne m'intéressait pas, c'est encore une fois un travail de complexité. Pour moi, c'est tout le passé, tous les livres qui étaient écrits avant moi qui m'intéressaient. Je me demandais si je pouvais faire la différence. Quand j'étais jeune, j'écrivais dans ma petite langue, et la langue a grandi avec moi ; et ensuite, l'ambition a grandi. Ma langue était toute petite parce que j'écrivais de petites histoires, ensuite elle a grandi parce que je l'ai arrosée. Comme un chanteur d'opéra, comme un joueur de luth, je m'entraînais, et c'est comme ça que c'est devenu une langue. Les écrivains qui veulent écrire en ayant dans leurs bagages deux livres, sans expérience aucune de la vie, que vont-ils écrire ? Leur dernière histoire d'amour ? Cela ne m'intéresse pas. C'est un accumulis qui fait qu'on peut dire que j'ai envie maintenant d'écrire un roman. Moi, j'ai toujours eu envie d'écrire mais je ne savais pas quoi. J'ai écrit mon premier article à seize ans et je me suis demandé si je voulais faire du journalisme. Je me suis demandé également si je voulais faire de la poésie. On se pose des questions, mais personne dans le monde arabe ne nous aide à poser ce genre de questions. Moi, j'ai eu la chance très jeune de travailler avec Ounsi El-Hadj. J'ai eu la chance inouïe d'écrire mes premiers articles avec des écrivains, mais ils ne m'ont jamais vraiment guidée. On n'a pas de père. C'est une culture où le père fondateur n'existe pas. On dit que c'est une société patriarcale mais il n'y a pas de père en littérature. Moi, j'aimerais transmettre mon expérience. J'ai fait beaucoup d'erreurs avant d'aller vers le Coran, la grande et belle littérature. Personne ne m'a dit va lire Jahiz, je l'ai découvert toute seule. On m'a plutôt dit, lis Ounsi El-Hadj, lis Badr Chaker Essayyad, lis Mahmoud Darwich, etc. On m'a toujours axée vers la modernité, et cela ne suffit pas. Moi, je dis à un jeune auteur que tous ces auteurs modernes qui sont fantastiques, qui sont des icônes, ne sont pas suffisants. La littérature est un travail d'accumulation, je ne crois pas au génie. Mahmoud Darwich, par exemple, à ses débuts, c'est vraiment très faiblard par rapport à Mahmoud Darwich des dernières années. On ne naît pas romancier du jour au lendemain, c'est un travail de longue haleine. N'y a-t-il pas à travers le titre Yaoum Eddine une allusion au libre arbitre, car on constate qu'il y a deux voies, deux possibilités et un seul choix à faire ? La liberté. Je crois profondément que la religion, la foi est un libre choix. Même si le social joue un rôle essentiel dans nos comportements religieux, il a choisi ce qu'il y a de plus beau dans la religion, ce qu'il y a de plus en l'homme, sa liberté, son libre arbitre, et c'est pour ça que c'est un homme intelligent. Vous êtes à la fois éditrice (Dar El-Jadid) et romancière. Comment vous vous projetez dans ce double exercice ? Lire et écrire ce sont des frères jumeaux. Le fait de passer sa vie à lire les autres est aussi une manière de les écrire, de les réécrire. Je trouve que c'est très bien d'être des deux côtés du miroir. Je vois avec tous les yeux. Ça c'est aussi un des rôles des romanciers, c'est le fait de pouvoir incarner tous les personnages de son livre. Je peux être multiple. Je défends cette multiplicité qui est une complexité. Le fait d'être éditrice me permet peut-être d'être une meilleure écrivaine et d'être une écrivaine modeste. Je suis une auteure sans illusion qui connaît bien la difficulté de distribuer un livre dans le monde arabe. Aussi, les ego des autres m'ont-ils permis de faire exister mon narcissisme et mon ego. Yaoum Eddine, de Racha al-Ameer, roman, éditions Barzakh, Algérie 2010.