Brahim Saâdi(1) avait débuté par un roman, La décomposition, publié par l'ENAL à Alger en 1983. Ne s'embarrassant ni de morale ni de ce conformisme que les romanciers déploient généralement dans la peinture de leurs héros, il mettait en scène, dans leur comportement journalier et aux prises avec les plus graves problèmes, des hommes et des femmes qu'on n'avait pas encore rencontrés. De sorte que s'institue à travers le roman et du fait de l'auteur, le procès social, voire politique, d'un monde dont nous comprenons qu'il est le nôtre, tel que nous ne l'avions pas encore vu. On est sensible aux qualités très particulières du monde que l'écrivain a créé. Pourtant, le héros principal que l'auteur met en scène est piètre : timide, écrasé par la vie des autres comme par la sienne propre, toujours au bord d'un dégoût qui lui fait rejeter les apparences parmi lesquelles il déroule les fastes médiocres de sa triste existence. Dans ses autres romans (Fetwa(2), Les confessions de l'homme venu de l'obscurité(3)...), Brahim Saâdi est un écrivain rassurant. Les années 1990 l'ont mûri. L'émotion esthétique prend le pas sur les autres, et le frisson qu'elle cause est d'étonnement ou de surprise. Dans les interstices d'une phrase maîtrisée, ciselée comme un bibelot de grand prix, passe parfois le souffle brûlant de ces années de feu et de larmes. L'auteur de Fetwa est habile à placer son lecteur dans ce climat infernal. En fait, Brahim Saâdi suit un fil qui traverse toute son œuvre, le garde de la simple description ou évocation. Sous l'apparente glace des phrases « tranquilles », bouillonne un monde de désirs, de rêves, d'incantations plus ou moins infernales. L'inspiration comme la manière de Brahim Saâdi le place parmi les romanciers algériens contemporains, généralement, soucieux d'évoluer dans un monde plus proche de nos questions, de nos inquiétudes. L'écriture de l'auteur de La décomposition épouse les moindres nuances d'une sensibilité étouffée. Peu de morceaux de bravoure. Pour peindre la grisaille, l'écrivain distille savamment une poésie de l'humilité. Critique et romancier, Brahim Saâdi laisse courir son imagination, sa fantaisie, sur les thèmes que lui procure une actualité dont il transforme merveilleusement la grisaille. En tant que critique et chercheur, l'auteur de Fetwa est de ceux qui croient que l'art est pour l'écrivain une manière d'exprimer et de transformer le monde. Au lieu d'emporter l'adhésion du lecteur par un coup de force, l'auteur le fait collaborer à sa recherche, l'oblige à l'accompagner le long de sa course méandreuse, le fait aboutir avec lui à la clarté du jour, le chemin suivi était le bon. Pour Brahim Saâdi, l'artiste ne décrit pas des spectacles, il est acteur. Ce qu'il dit ou écrit doit concourir au mouvement de l'ensemble qui le concerne et dont il fait partie. Il s'agit, en fait, d'un engagement de l'écrivain dans son œuvre. Enfin, le dessein de l'auteur de La décomposition, dans ses livres cités plus haut, est si visible qu'il ne laisse pas venir au jour les zones d'ombre dans lesquelles évoluent les êtres, cette ombre même dont ils sont faits et par laquelle le vivant toujours nous surprend, déjoue les plus subtils moyens d'investigation. (1) Professeur à l'université de Tizi Ouzou (2) + (3) Traduits en français par Marcel Bois, Fetwa a été édité par UEA pour l'Année de l'Algérie en France (2003).