Depuis son inauguration en 1969 par le président Houari Boumediène, le complexe sidérurgique d'El Hadjar nourrit un mythe : celui de l'Algérie qui s'industrialise. Mais au fil des ans, des restructurations puis des désinvestissements et de la privatisation, El Hadjar reflète aujourd'hui cette Algérie qui se désindustrialise. Jadis fleuron de l'industrie nationale, le complexe – avec ses 28 unités essaimées sur 85 hectares, faisant vivre deux villes nouvellement créées, Sidi Amar et El Hadjar – n'est plus que l'ombre de lui-même. Instabilité sur le front social, faible productivité, obsolescence de l'outil de production et pertes sèches pour l'entreprise qui s'apprête à faire face à l'arrivée de nouveaux concurrents, tout cela démontre aujourd'hui qu'il y a péril en la demeure. Les problèmes de trésorerie de l'entreprise ne lui permettent plus d'honorer les factures. Les salaires des travailleurs qui, jusque-là, étaient une priorité pour la direction, ont aux dernières nouvelles été retardés. Une situation qui suscite l'inquiétude des travailleurs du complexe qui disent aujourd'hui craindre pour leurs postes. Des craintes alimentées aussi par l'instabilité qui persiste au sein du complexe. Les guerres syndicales ont créé un goulot d'étranglement au niveau du haut fourneau n°2, grevant lourdement la production. «Ce sont nous, les travailleurs, qui détruisons l'entreprise et qui cassons la production», s'écrie Abderrezzak Kedaya, vice-président du syndicat d'entreprise ArcelorMittal. Un aveu, une prise de conscience ! Pourtant, le complexe sidérurgique avait bien commencé l'année. Il était parti sur une production moyenne de 2500 tonnes d'acier liquide par jour, ce qui laissait prédire un volume de 800 000 tonnes d'acier liquide à produire à la fin de l'exercice 2012. Mais voilà, de nouvelles grèves et des arrêts intempestifs viennent contrarier les prévisions. Au 9 décembre 2012, le complexe n'a produit qu'un volume de 562 581 tonnes d'acier. Loin, très loin des objectifs assignés en début d'année. Et pour cause, El Hadjar a vécu 66 jours de perturbation et 31 jours d'arrêt. Si l'on considère que chaque jour d'arrêt engendre une perte sèche de 1,5 million de dollars, il est aisé de voir qu'El Hadjar a perdu, en 2012, environ 80 millions de dollars. Un manque à gagner pour le complexe sidérurgique mais qui, au final, profite exclusivement aux importateurs. Outre l'étranglement financier, les arrêts répétitifs mettent à mal les installations qui arrivent elles-mêmes en fin de campagne. Les grèves répétitives suffisent-elles, cependant, à expliquer à elles seules la situation que vit aujourd'hui le complexe ? Si les travailleurs reconnaissent leurs torts, ils ne dédouanent pas pour autant le partenaire étranger, qu'ils accusent d'avoir sciemment limité les investissements au sein du complexe, en contradiction avec les engagements pris lors de la signature de l'accord de partenariat. Un accord de partenariat de 99 ans concédant les 70% du complexe à ArcelorMittal et par lequel le partenaire s'engageait à maintenir l'outil de production en place et de concéder un minimum de 150 millions de dollars d'investissement sur les 10 premières années. Un complexe en perte de vitesse depuis 2007 Si la reprise, en 2001, du complexe par les Indiens d'Ispat, devenu plus tard MittalSteel, a permis d'augmenter la production dans un premier temps, les choses ont vite fait de changer après la fusion en 2007 entre Mittal et Arcelor. Selon le président du comité de participation, Abdelmadjid Bourai, le groupe s'est contenté, durant la dernière décennie, de petites opérations de rafistolage et de maintenance. Aussi, a-t-il ajouté, la production du complexe qui avait atteint les 1,1 million de tonnes en 2007 est vite retombée dès que le staff européen en a pris les commandes. Certains y voient une volonté manifeste de brider l'unité sidérurgique de Annaba au bénéfice des filiales européennes du groupe. Un point de vue qui peut se défendre si l'on prend aussi en considération la crise de 2008 et son impact sur le marché européen de l'acier. Une crise grevant la demande et qui a engendré une offre supplémentaire de 100 millions de tonnes d'acier sur le marché, qu'il fallait bien écouler quelque part. L'autre point de vue voudrait que chaque filiale du groupe soit évaluée sur ses propres résultats. Ainsi, la production du complexe aurait été impactée par trois facteurs. D'abord la crise de 2008 qui a poussé les prix de l'acier vers la baisse. Ensuite, la fusion Arcelor/Mittal qui a opposé deux modèles de gouvernance et par laquelle de nouvelles règles ont mis fin à certaines pratiques tolérées jusque-là au niveau du complexe d'El Hadjar. Enfin, les guerres syndicales et l'instabilité sur le front social ayant fini par prendre en otage l'outil de production. Quelles qu'en soient les raisons, le complexe d'El Hadjar étouffe. Les installations sidérurgiques arrivent en fin de campagne en 2014. L'unité affiche le taux de productivité le plus faible de toutes les filiales du groupe mondial. Et les facteurs de production sont trois fois plus chers qu'au Luxembourg, pays qui bénéficie du SMIC le plus élevé au niveau européen. Le complexe, conçu pour se suffire en intrants, recourt aujourd'hui à l'importation pour assurer 10% de ses besoins en billette et 100% de ses besoins en coke. Confrontée à des problèmes de trésorerie, l'entreprise en est même arrivée à recycler certaines de ses superstructures obsolètes afin de répondre aux besoins en ferraille. De toutes les manières, explique-t-on aux travailleurs, ArcelorMittal possède 70% de ces mêmes structures, un avenant à l'accord de partenariat parmi les trois signés en faisant foi, précise M. Bourfis, membre du comité de participations chargé du suivi des investissements. Mittal se désengagera-t-il ou pas ? Autant d'éléments qui jettent un sérieux doute sur les intentions du partenaire à l'avenir. La conjoncture à l'international, marquée par un endettement de 22 milliards de dollars pour le groupe ArcelorMittal et sa volonté manifeste de fermer certains hauts fourneaux, notamment celui de Florange en France, ne sont pas pour rassurer. Cela ne rassure pas les travailleurs d'abord, lesquels parlent d'invisibilité quant à l'avenir du complexe, d'autant plus que la nouvelle convention d'investissement n'a toujours pas été signée. Pour le président du comité de participations, les pouvoirs publics doutent du partenaire. Pourtant, la signature de la nouvelle convention conférant des avantages ANDI à l'entreprise sur 5 ans devait être déjà signée. Les partenaires ont été convoqués par l'ancien ministre de l'Industrie, Mohamed Benmeradi, le 11 septembre dernier. Entre-temps, le remaniement du gouvernement a quelque peu contrarié le projet, avec l'arrivée d'un nouveau ministre à la tête du département. Un rendez-vous a donc été fixé pour février 2013. En attendant, l'entreprise met en place les transferts nécessaires au lancement de son plan d'investissement. Ainsi, nous apprenons que le groupe a transféré la semaine dernière 40 millions de dollars sur son compte à la Banque extérieure d'Algérie. Un premier transfert destiné à la recapitalisation du complexe à hauteur de 120 millions de dollars. Des fonds qui permettront aussi de financer la première phase du programme d'investissement pour laquelle 160 millions de dollars et pour laquelle 40 millions de dollars devront être dégagés des cash-flows, vu que la BEA refuse d'accorder le moindre crédit tant que l'entreprise n'est pas bancable. Si cet apport de fonds se veut un signe devant rassurer les autorités quant aux intentions du groupe, il ne faut pas perdre de vue que cela répond d'abord et surtout aux exigences de la BEA qui a accepté de racheter une dette de 120 millions de dollars que Société Générale détenait sur ArcelorMittal Annaba. Les Qataris surveillés de près En tout état de cause, pour redresser la barre, il faudra investir. L'entreprise prévoit d'ailleurs de dégager un plan d'investissement global de 350 millions de dollars, même si la seconde phase du programme est encore à l'étude. La réhabilitation des zones chaudes devrait être lancée dès 2014. Toutefois, des doutes subsistent quant à l'avenir de la cokerie mise à l'arrêt depuis la fin 2010. Les travailleurs estiment que la direction ne montre pas d'intérêt à la réhabilitation de cette structure et préfère s'appuyer sur le coke que le groupe produit dans ses usines européennes. En tout état de cause, ArcelorMittal Annaba compte sur le coke importé «à moindre coût» pour alimenter le haut fourneau. La stabilisation, et pourquoi pas la réduction des coûts, semble préoccuper l'entreprise qui, désormais, devra faire face à de nouveaux concurrents et craint pour ses parts de marché. Les Qataris notamment, qui bénéficient d'avantages certains : une technologie qui ne nécessite pas un cycle aussi long. Car il faut savoir que le complexe sidérurgique de Bellara s'appuiera sur la transformation de billettes importées et exonérées des droits de douane. Les facteurs contraignants s'accumulent pour El Hadjar. Une instabilité sur le front social qui perdure, un marché non protégé, des coûts à la production très élevés et une rentabilité très faible. C'est à se demander ce qui motive le partenaire. Le marché, affirme-t-on. Les programmes d'investissement public boostent la demande sur les produits longs. Et les projets de construction automobile à venir pour stimuler les produits plats, d'autant plus qu'El Hadjar bénéficie de capacités en matière de galvanisation. Mais on serait susceptible de croire que ce sont les mines qui intéressent le plus le groupe. Il est vrai qu'à Ouenza et Boukhadra, la teneur en fer du minerai est très faible. Il est vrai aussi que pour l'heure, le groupe ArcelorMittal est fortement endetté et n'est pas dans une optique d'achat. Mais les gisements de Gara Djebilet (Tindouf), actuellement dans le giron de Sonatrach, attisent les convoitises de tous les nouveaux entrants.