Manque de matériel, de personnel ou de places, prise en charge difficile et traitement indisponible, chacun connaît les travers des hôpitaux algériens. En ce jour de grève du personnel paramédical, El Watan Week-end s'est immergé dans le quotidien des médecins dans un hôpital algérois. Salle spacieuse, murs immaculés, parterre passablement propre et plusieurs panneaux. Si l'entrée des urgences de cet hôpital algérois est accueillante, la réception, déserte, l'est moins. Le visiteur, hagard, doit improviser. Entre déchiffrer les écriteaux et s'aventurer dans les dédales de l'hôpital, le choix est vite fait. Le hall principal dessert plusieurs couloirs qui abritent, chacun, une enfilade de bureaux. Blouses blanches et tuniques de couleur arpentent les couloirs d'un pas dynamique, mais difficile de distinguer le médecin de l'infirmier, le stagiaire, du professeur. Trouver le bon service peut prendre plusieurs minutes. A 18h, la salle d'attente est déjà bondée. L'entrée de chaque bureau est obstruée par un groupe de personnes, des parents de patients, pour la plupart. Ils jouent des coudes pour arriver à exposer le cas d'un frère, d'une mère ou d'un ami pendant que ces derniers se laisse choir sur les quelques chaises disponibles. De tous âges et de toutes conditions sociales, une dizaine de personnes installées au quatre coins de la salle attendent leur tour. Une vieille dame est assise calmement sur le bord d'un banc. Bras croisés et dos vouté, elle regarde une vieille dame, de plusieurs années son aînée, à l'autre bout de la salle. Installée sur un brancard, elle semble inanimée. Une jeune fille tire son brancard jusqu'au chauffage le plus proche, lui prend la main et observe le moindre soubresaut. De temps en temps, elle jette un regard interrogateur à un jeune adulte, à sa droite, qui essaie de se frayer un chemin jusqu'à un bureau. Service minimum «Nous sommes là depuis deux heures», s'exclame le premier. «Mais le cas de ma mère est plus grave», se justifie le second. Une jeune fille, impassible, demeure obstinément debout devant la porte. Celle-ci s'ouvre. Un adulte en sort. On se bouscule pour essayer de pénétrer dans la salle. Le jeune médecin lance fermement : «Pas plus d'un patient à la fois, attendez votre tour.» Les protestations s'élèvent à peine lorsque la porte se referme. Des jurons fusent. Pour accéder au bureau des médecins, chacun a sa propre technique. Certains mettent les médecins devant le fait accompli. Ils entrent dans le fameux bureau et y reste jusqu'à ce que quelqu'un daigne venir s'occuper de leur parent. D'autres font valoir leur droit d'être pris en charge. D'autres encore usent de flatteries mielleuses et de sourires courtois, qui se transforment peu à peu en grimaces de dégoût. Porter un uniforme ou connaître quelqu'un, qui que ce soit, reste encore la meilleure approche, malgré les contestations de certains médecins. Les quelques infirmières en service sont débordées, en ce jour de grève. Service minimum, c'est le cas de le dire. 19h32. La salle d'attente donne l'impression d'être figée. La jeune fille scrute toujours sa mère, la vieille dame ne semble pas avoir bougé d'un poil. Tractations Une fois arrivé à se faufiler à l'intérieur du cabinet de consultation, il faut compter sur le facteur chance pour se voir pris en charge. La consigne qui consiste à ausculter un patient à la fois est difficile à respecter. Dans le petit local exigu aux murs défraîchis, un à trois malades se disputent les faveurs de plusieurs médecins, tous statuts confondus. Le médecin principal, soucieuse de conserver l'intimité des malades, a du mal à faire respecter ses consignes. Au four et au moulin, elle se voit chargée d'accueillir ou rediriger les malades, donner des instructions aux étudiants, ausculter les patients et les adresser à d'autres services. Mais ses tâches ne s'arrêtent pas là. Ainsi, lorsqu'un jeune homme se présente en se plaignant de douleurs intenses au ventre, de longues tractations s'engagent au téléphone avec un second service afin de prendre en charge le malade. Le médecin s'impatiente et le ton monte. Le jeune homme, accompagné d'un membre de sa famille, demeure prostré, observant son sort se jouer devant ses yeux. Son parent essaie de déchiffrer le jargon médical du médecin. La bataille est remportée cette fois-ci. Le second patient aura moins de chance. Un homme d'un certain âge se présente soutenu par ses fils. Il devrait être hospitalisé, mais il n'y a plus de place. Le médecin est visiblement embêté. Echange de regard avec ses collègues. Coup de fil rapide. Le médecin entreprend alors d'expliquer à la famille du vieil homme, plié en deux de douleur, qu'ils doivent essayer d'hospitaliser leur père dans un autre établissement des environs. Difficile à concevoir pour les deux frères. Le médecin reprend ses explications sur un ton un peu plus ferme. Ils finissent par acquiescer. «C'est le troisième malade qu'on aurait dû hospitaliser», souffle le médecin. Les familles des patients ne sont pas toujours aussi conciliantes. Le docteur avoue avoir déjà été confronté à l'agressivité des familles. Agressions Mal dirigées, à bout de patience, inquiètes pour leurs proches, il n'est pas rare qu'on en arrive aux mains. Cette année, plusieurs agressions sur des médecins à Alger et à Oran ont été relatées par la presse, dont la dernière remonte à juillet dernier. Bachir Guerbas, médecin résident à l'hôpital Mustapha Bacha, avait été agressé au service des urgences pendant ses heures de garde. «Ils prennent six mois en sursis pour avoir agressé un médecin, c'est normal qu'ils se sentent tout permis», peste un médecin. Yasmine avoue qu'au stress du métier et des conditions dans lesquelles il est exercé, s'ajoute la peur des violences. On profite d'une courte pause pour faire le point. Il est près de 23h. « Il reste encore beaucoup de malades dans la salle d'attente ?», demande-t-on. Quelques-uns, dont les deux vieilles dames, destinées à un autre service. La plus jeune des deux mange une banane. Côté médecins, personne n'a encore pris le temps de dîner. «On manque de gants médicaux», s'exclame-t-on. Un étudiant sort aussitôt en chercher et revient avec une poignée de gants. Ils sont déposés en vrac dans un petit carton rempli de compresses. Une fois les dernières recommandations émises, on fait entrer le prochain patient, il est à bout de force. Après quelques minutes de consultation et une série de questions, on l'envoie faire une prise de sang. «Il n'y a plus de tubes», signale un des étudiants. Un second fouille dans sa poche et lui tend deux tubes. « Je les ai piqués tout à l'heure, en cas de besoin», dit-il, en adressant un clin d'œil entendu à sa collègue. «Tube, réactif, compresses, places, on manque toujours de quelque chose et on finit par faire traîner les choses», fulmine Yasmine. Le malade s'en va, exaspéré. Il est là depuis des heures et se dit ballotté d'un service à l'autre. «Les gens ne sont pas compréhensifs, ils considèrent que c'est leur droit et ne comprennent pas que le manque de matériel ou de places n'est pas de notre ressort», confie Yasmine, déjà exténuée. Pour ce jeune médecin, le principal problème réside dans l'organisation. «Si les malades étaient mieux dirigés, si on avait moins de paperasse à faire, si on ne manquait pas d'effectif, on serait moitié moins stressés», explique-t-elle. Il y a bien du personnel chargé de gérer le flux des patients et de les répartir selon les services dont ils dépendent, mais en plus d'être mal formés, ils sont en sous-effectif. Il est près de 3h du matin. Le flux des patients commence à faiblir, il est temps de souffler pour les médecins. Dans la salle d'attente, la dame sur le brancard a disparu et la seconde s'est allongée de tout son long sur le banc. Plusieurs autres patients se sont endormis, sous les lumières blafardes de la salle.