L'Algérie inaugurera un colloque dédié à Frantz Fanon en avril prochain. Des intellectuels africains proposent différents angles de lecture. Ken Bugul. Ecrivaine sénégalaise : le continent a besoin d'une thérapie collective
Frantz Fanon semble ne plus déranger et pourtant il est d'actualité, car ses damnés de la terre sont toujours damnés. Les problèmes d'aliénation, d'injustice, d'écrasement d'êtres humains nous interpellent au quotidien et à travers les révolutions qui secouent actuellement le continent, l'œuvre de Frantz Fanon est en filigrane. Les puissants d'hier sont encore là, mais ont changé de masque, ce qui, dans des pays de représentation, brouille les symboles et contribue à l'émergence de «fous récents». Après plus de cinquante années d'indépendance, le continent est toujours confronté à toutes les formes de violences connues et subies au cours des siècles d'esclavage, d'exploitation et de colonisation. De nos jours, les peuples «en ont marre» de ces masqués qui veulent changer de couleur de peau, mais les révolutions actuelles n'ont pas répondu aux attentes. Le continent a besoin d'une thérapie collective. On y parle de «fous guéris», alors qu'on y a besoin de «fous aguerris».
Narriman-Zehor Sadouni. Productrice et critique d'art à l'Unesco : Fanon est cette conscience qui persécute
Fanon nous a éclairés sur les conséquences de la scission entre l'Etat et les masses populaires, les printemps arabes et les guerres intestines le démontrent. Plus que jamais, Fanon dérange, il est cette conscience qui persécute toute forme d'extrémisme, de prosélytisme, encore présent en Palestine, dans le Maghreb et dans le reste du continent… Dans le reste du monde. Fanon est plus qu'un nom… Un adjectif qui définirait l'esprit clairvoyant de celui qui a saisi, tôt dans sa vie, les vicissitudes de l'homme. Ses recherches, en sa qualité de médecin, psychiatre, philosophe, chercheur, anthropologue, l'ont mené à percer l'entité de l'être moyen. L'injustice, la violence, la colonisation, la ségrégation raciale existent et persistent. La démarche dénonciatrice de Fanon est donc d'actualité. Plus de cinquante ans après sa mort, Fanon nous lègue en héritage les mêmes questionnements. «ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !» L'interrogateur est celui qui cherche des réponses, plus que des mots, les faits sont là, présents plus que jamais, les colonisations ont changé de visage et de stratégie. Et comme dirait l'autre, il y a en nous tous un Fanon qui sommeille.
Bios Diallo. Poète mauritanien : la pensée de Fanon n'a pas pris une ride
Il est des pensées qui s'immobilisent à l'ombre d'un rocher. Des lignes qui en restituent parfois la teneur. Il en est ainsi de l'épitaphe Rebelle qu'Aimé Césaire écrivit à Frantz Fanon : « Bien sûr qu'il va mourir le Rebelle. Oh, il n'y aura pas de drapeau, même noir, pas de coup de canon, pas de cérémonial. (…) l'ordre évident ne déplacera rien.» Les mots ont connu la prophétie : le Rebelle est mort. Rien ne s'est déplacé. Seulement, à Césaire de poursuivre : «On a beau peindre blanc le pied de l'arbre, l'écorce en dessous crie .» Fanon, c'est le corps enjambé de la négritude dominicaine, mais surtout l'invisible césure d'avec plusieurs pensées. Pour l'indépendance de l'Algérie, il n'a jamais été dupe, malgré l'énergie du combat contre la colonisation et l'assimilation. Cinquante ans après sa mort, la pensée de Fanon n'a pas pris une ride. Le proscrit d'hier est plus que jamais d'actualité. Car le contexte est celui de l'émergence de son déterminisme. De l'assassinat de Patrice Lumumba au Congo, à la nébuleuse guerre aujourd'hui enclenchée au Mali, sans oublier le bal des ridicules en Centrafrique, en passant par la succession de républiques bananières nimbées de sang, on demeure dans le champ de Peau noire masque blanc ! Car c'est une Afrique avec ses dirigeants téléguidés qui s'offre à l'éternel spectacle. En ces jours d'incertitude, on n'a pas trouvé mieux que de se tourner vers l'ancien maître au dos rond. Depuis des mois que les feux couvaient, voilà Bangui qui appelle à l'aide, et au Mali l'armée française en première ligne ! L'opération Serval, simple cercle ovale avec une tête de pont blanche et une robe noire ! Profonde blessure, après 52 ans… d'indépendance. Frantz Fanon était le chantre des générations contestataires. Son ombre demeure. Et comme souvent, l'histoire abrège le sort des âmes fortes. Pour en faire des héros immortels : Lumumba, Thomas Sankara… Et lui n'avait que 36 ans !
Aboubacar Demba Cissokho. Critique de cinéma sénégalais : oser inventer une voie endogène collée aux aspirations des peuples
Frantz Fanon dérange-t-il toujours ? La question peut sembler banale, mais elle renseigne à la fois sur la dimension d'un intellectuel capital, l'actualité et la puissance d'une pensée mobilisatrice, dont la simple suggestion ou la claire évocation incite à une action libératrice pour tous les peuples opprimés de la terre. Si l'on est encore à s'interroger, sous plusieurs formes, sur la pertinence de l'œuvre de Fanon, plus de cinquante ans après sa mort, c'est, en réalité, que nous avons failli en ne les écoutant pas. Ou en ne les lisant pas avec la lucidité que requiert une démarche de progrès pour l'homme. L'essayiste franco-sénégalaise Axelle Kabou est aujourd'hui retournée dans l'anonymat de son environnement intime, mais dans les années 1990, son pavé intitulé Et si l'Afrique refusait le développement ? avait créé une vaste polémique sur les supposées «tares» du continent et son «incapacité» à emprunter les chemins du progrès économique et social. Amplifié par un Occident porté par son universalisme, le débat avait eu des relais qui l'ont légitimé en Afrique-même. Le contexte s'y prêtait, les pays africains, notamment ceux au Sud du Sahara, expérimentaient alors les douloureuses politiques d'ajustement structurel imposées après deux décennies d'incurie dans la gouvernance publique. Mais la vraie question était de savoir si le continent avait vraiment pris la bonne direction après ce que l'historien sénégalais Cheikh Anta Diop avait appelé «les indépendances nominales», tant la désillusion était grande. Au vu de l'état de dépendance actuelle du continent, doublé d'une aliénation culturelle de ses élites artistiques et politiques, et, incidemment, de ses populations, que l'on ne trouve sur aucun autre continent, on a très vite trouvé la réponse : c'est non ! Cette sentence, fondée sur les faits que les économistes sont prompts à brandir tous les jours, amène à remplacer la question «Fanon dérange-t-il toujours ?» par celle-ci : «A-t-on sérieusement lu et compris Fanon ?» Face à cette situation qui peut inciter au désespoir, il faut résister et oser inventer une voie endogène collée aux aspirations des peuples, même si les élites politiques et économiques semblent s'être résignées à subir éternellement le diktat de leurs maîtres. Et qui mieux que Frantz Fanon pour nous dire ce que nous pouvons faire pour gagner le combat de la liberté et de la dignité ?