Saâd Eddine Ibrahim est une immense figure intellectuelle en Egypte et un opposant de la première heure au régime de Hosni Moubarak. Ce sociologue de 65 ans dirige le centre Ibn Khaldoun des études de développement. Joint hier par téléphone, Saâd Eddine Ibrahim a bien voulu éclairer notre lanterne au sujet des derniers événements sanglants qui ont endeuillé l'Egypte, exhortant le président Morsi à démissionner. -Pour commencer, quelle est votre lecture de la situation actuelle en Egypte à la lumière de ce nouveau cycle de violences qui secoue le pays ? La situation est très instable. Aujourd'hui, tout peut arriver en Egypte. En ce moment même, je suis en réunion avec des représentants des forces révolutionnaires et, de leur point de vue, le régime actuel est pire que celui de Hosni Moubarak, et de même qu'ils ont fait tomber Moubarak, ils sont déterminés à faire tomber Morsi. Et ils ont le sentiment que la rue est de leur côté. Plusieurs villes sont en train de bouger, à commencer par les trois grandes villes du Canal (de Suez, ndlr), à savoir Port-Saïd, Ismaïliya et la ville de Suez, de même qu'Alexandrie, Damanhour, El Mahalla El Kobra, Mansourah et d'autres. Chaque jour, une nouvelle ville rallie le mouvement en réclamant la chute du «morchid» (guide des Frères musulmans, Mohamed Badie, ndlr). Les gens sont persuadés que Morsi n'est qu'une marionnette entre les mains du «guide». -Le scénario d'une chute de Morsi vous paraît-il plausible ? Certainement. On attend juste que le fruit tombe, et le fruit, ce sont des élections anticipées, à la fois présidentielle et législatives. Il n'est pas exclu que Morsi démissionne ou qu'il soit carrément démis de son poste. -Le président Morsi pourrait-il partir de lui-même, selon vous ? Je pense que sous la pression de la rue, tout est possible. Nous vivons un moment révolutionnaire intense, et vous, en Algérie, vous avez une tradition révolutionnaire et vous connaissez parfaitement ce genre de situations. Aujourd'hui, du sang a coulé, et Morsi doit répondre du sang qui a été versé. Il doit partir. Il y a même un groupe d'avocats qui a l'intention de le poursuivre pour les crimes qu'il a commis. -Comment jugez-vous la manière dont Morsi et son ministre de l'Intérieur en particulier ont géré les dernières manifestations qui se sont soldées par tant de morts ? C'est une gestion catastrophique des événements, et cela a conduit à une escalade de violences à Port-Saïd et ailleurs. Maintenant, nous avons plusieurs villes insurgées. Toutes les villes du Canal sont en ébullition, et ces villes donnent sur le plus important canal maritime au monde. Cela va paralyser le trafic maritime et une partie du commerce mondial. A Ismaïliya, la population brave le couvre-feu et défie les forces de l'ordre. Les gens organisent chaque soir, à partir de 18h, un tournoi de football qui se poursuit jusqu'au matin, soit en plein couvre-feu. Et toutes les équipes de la région prennent part à cette initiative. C'est un très grand défi à l'autorité du président Morsi. -A l'occasion du deuxième anniversaire de la révolution du 25 janvier, ces groupes sont-ils susceptibles de donner un second souffle à la révolution ? Ils ont injecté effectivement un sang neuf dans le corps de la société. Et je pense que cela va avoir un impact direct à moyen terme. Cette mobilisation est à même de corriger la trajectoire de la révolution égyptienne. Nous notons aussi qu'il y a de plus en plus de voix qui s'élèvent pour appeler l'armée à intervenir. L'armée est déjà intervenue pour sécuriser le canal de Suez. Avant, ces mêmes voix disaient «yasqot hokm al askar !» (à bas les militaires). Aujourd'hui, on appelle les militaires à la rescousse pour sauver le pays de l'emprise des Ikhwane. Il y a donc des positions contradictoires qui sont révélatrices du désarroi actuel. -Redoutez-vous une recrudescence de la violence dans les prochains jours ? Beaucoup de gens redoutent, en effet, un scénario sanglant à l'algérienne, avec tout mon respect pour nos frères algériens. C'est un scénario que personne ne souhaite. -Vous avez toujours milité pour un Etat citoyen non religieux en Egypte. Quelles sont les chances de voir cette forme de gouvernance prendre pied dans le contexte politique actuel ? L'Etat non religieux est la seule alternative rationnelle possible. Vous savez, j'ai été le compagnon de Morsi, alors que nous étions en détention à la prison de Torah pendant 3 ans. Je l'ai connu donc personnellement, et je garde de lui le souvenir d'une personne très aimable, très bien élevée et d'un ingénieur compétent. Mais ses capacités à diriger un pays sont limitées et ses décisions politiques sont entravées par 30 ans d'appartenance à la confrérie des Frères musulmans. Il est soumis au principe d'allégeance et d'obédience au guide suprême des Ikhwane. Il n'est donc pas le président de tous les Egyptiens. S'il veut être le président de la République arabe d'Egypte, il doit se défaire de cette allégeance aveugle aux Frères. Je dirais donc que l'Etat non religieux est la seule possibilité de sortir de cette crise. Nous voyons de nouvelles forces occuper le terrain. Il y a, comme je le disais, ces jeunes des ultras d'Al Ahly, de Zamalek et d'autres qui sont devenus un groupe de pression. Il y a aussi les femmes qui se sentent menacées et qui voient leurs acquis mis en péril par le pouvoir des Frères qui ne reconnaissent pas l'égalité politique entre les hommes et les femmes. Aussi, les femmes sont-elles devenues aujourd'hui, elles aussi, un groupe de pression, et aucune force ne peut les faire taire. S'il reste aux Frères musulmans une once de bon sens, ils doivent être à l'écoute de la société.