Mais pourquoi sont-ils si agressifs ?» demande Krim en parcourant les comptes rendus de la presse européenne qui dénoncent la «brutalité» des commandos algériens à In Amenas. «J'ai l'impression que les journalistes français nous détestent.» S'il n'y avait que les journalistes ! «Les Français s'étonnent qu'il y ait des hommes hors de France… Ils méprisent tout ce qui est étranger», constatait, au XVIIIe siècle, Montesquieu. Ce mépris épargne aujourd'hui leurs voisins, au moins formellement. Ils ne traitent plus les Italiens de «macaronis» ou de «ritals», les Allemands de «boches», de «fritz» ou de «teutons», les Polonais de «polaks» et les Chinois de «chinetoques», comme ils le faisaient encore au milieu du XXe siècle. Même les Maghrébins ne passent plus pour des «bicots», des «sidis» ou des «bouffeurs de couscous». Mais ils restent des «Arabes» et le mot condense tout le mal qu'ils continuent d'en penser. S'ils supportent en général les Européens, les Français se crispent à l'évocation des Arabes qui restent leur abcès de fixation, le point nodal de leurs fantasmes, la source de leurs terreurs imaginaires que le souvenir des Croisades, même inconscient, ne cesse d'alimenter. Alors que les guerres du vieux continent n'ont guère laissé de traces dans les mentalités, les Croisades continuent de marquer profondément le psychisme des Européens. Parce qu'elles ont duré près de deux siècles (1096-1291) ? Peut-être. Mais d'abord parce qu'elles ont été vécues comme la défense d'une identité que l'occupation de Jérusalem par les «infidèles» – Turcs, Arabes – mettait en danger. D'où ces appels des papes au soulèvement de la chrétienté, leurs encouragements à chasser les Sarrasins des «lieux saints», quitte à en massacrer des milliers. Tuer des «mahométans», assuraient-ils, n'était pas un péché, mais un devoir : en l'accomplissant, ils étaient sûrs d'aller au paradis. Une vieille histoire ? Sans doute. L'Europe actuelle n'est plus l'Europe fanatique d'il y a mille ans ? C'est globalement vrai, même si elle compte beaucoup d'extrémistes. Mais d'être devenue laïque ne l'empêche pas de rappeler régulièrement qu'elle est de tradition chrétienne, de célébrer dans ses cathédrales les grands moments de son histoire et, sans l'afficher, d'envoyer chez les «infidèles» des missions qui, sous le couvert de tâches humanitaires, sèment la «bonne parole» et tentent d'attirer dans leurs écoles d'abord, puis leurs églises, «païens», animistes et… musulmans. Le passé est d'autant moins dépassé que les «infidèles» d'autrefois sont désormais nombreux en Europe. Qu'ils y aient été «invités» par les recruteurs qui allaient les chercher jusque dans leurs montagnes, les Européens l'oublient volontiers, que des milliers de «recrutés», traités quasiment comme des bêtes, ramenés dans des wagons à bestiaux, sous-payés, logés dans des niches, aient contribué à la reconstruction de leur pays ravagé par deux guerres mondiales, qu'ils leur aient permis de se développer au moindre coût, qu'ils les aient même défendus au prix de leur vie en 1914 puis en 1940, cela, ils ne veulent pas le savoir. Ce qu'ils voient, ce sont quelques mosquées qui «défigurent» leurs villes, des musulmans qui «encombrent» les rues le vendredi, des femmes qui portent voile ou fichu : décidément, c'est trop et aux images de leurs livres d'écoliers – Charles Martel qui bloque à Poitiers l'«invasion» des Maures – s'ajoute le spectacle d'hommes souvent pauvrement vêtus, mal portants, l'air épuisé quand ils sortent de l'usine et qui, au lieu de repartir dans leurs douars d'origine, «s'incrustent», occupent des postes de travail, «mangent le pain» des nationaux et «coûtent cher» à la collectivité. Le mépris d'aujourd'hui prolonge celui d'hier, que beaucoup d'intellectuels ont contribué à répandre : «Les Arabes n'ont qu'un petit nombre d'idées, ils sont tous également grossiers, superstitieux, stupides» (Buffon). «Il n'est pas improbable que dans les pays chauds, des singes aient subjugué des filles» (Voltaire). «Il y a une distance immense qui sépare les peuples éclairés de la barbarie des peuplades africaines» (Condorcet). «Rien n'annoncerait chez les Arabes le sauvage, s'ils avaient toujours la bouche fermée.» Quand ils l'ouvrent, «on aperçoit de longues dents éblouissantes de blancheur, comme celles des chacals» (Chateaubriand). On pourrait évidemment leur répliquer, avec Montaigne, La Bruyère ou Montesquieu, que «la raison est de tous les climats et que l'on pense juste partout où il y a des hommes», mais que peuvent les propos les plus sensés, quand les opinions les plus grossières nourrissent les préjugés les plus stupides ? Des préjugés que l'école ne combat pas systématiquement, que les discours obtus ou même haineux de certains dirigeants politiques entretiennent et que confortent des médias le plus souvent hostiles. Triste constat mais l'on ne voit pas, dans l'immédiat, qui aurait le courage d'ouvrir grand portes et fenêtres pour que s'échappent enfin toutes ces odeurs pestilentielles qui empoisonnent chaque jour davantage l'air qu'on respire en Europe.