En 1961, dans la prison de Serkadji. Cinq moudjahidate condamnées à mort se rencontrent. En tournée dans 25 wilayas, El Djamilate, pièce mise en scène par Sonia, sur un texte de Nadjet Taibouni, commande du ministère de la Culture pour le 50e anniversaire de l'indépendance, veut rendre hommage à toutes les Algériennes qui ont combattu contre l'occupation coloniale. Le sujet a fait l'objet d'une autre création dont nous publions quelques bonnes feuilles, Sara, de Wassyla Tamzali, à paraître à l'automne prochain chez Gallimard. A Alger, il pleut. Sur ma table, près du téléphone, un vieux Gallimard fermé, écorné, bruni par le temps ; la tranche du livre est sur le point de se détacher. Sur la couverture trois noms : Djamila Boupacha, Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi. Des pages sanglantes, difficiles à relire, même quarante-cinq ans après. Et des photos d'une toute jeune fille, avec «des cheveux merveilleux» comme dit son avocate, et deux illustrations, un portrait d'elle par Picasso, et un tableau insoutenable de Matta, un corps disloqué sur une table de torture… Son corps. Qu'est-ce que j'aurais fait à sa place ? Sa place à elle, Djamila, bien sûr. Les autres je me glissais sans peine dans leurs habits. J'aurais eu sans doute, avec moins de talent, la témérité et la ténacité de Giselle, l'avocate, l'engagement de Simone, l'intellectuelle ; mais son courage à elle, Djamila, infirmière de son métier ? Non. Un livre écrit sur proposition, faite le 12 juillet 1961 par Simone de Beauvoir, présidente du Comité Djamila Boupacha, pour, disait-elle, faire éclater la vérité sur la justice française, l'armée française, et être un témoignage pour l'avenir. Je m'accroche à ce mot «l'avenir». C'est de notre avenir qu'il s'agit maintenant, et non plus celui de la justice française. Reprendre cette page de notre histoire, s'approprier la colère de Simone de B. contre cette France-là et nous tourner vers nous, notre présent. Oui, nous voilà arrivés au temps de l'avenir. Voilà à quoi je pense, assise près du téléphone, en attendant… J'attends quoi pour «la» rappeler comme elle me l'a demandé. Et pourquoi rappeler ? (...) Pour lui demander si elle pouvait imaginer ce que dirait Simone de Beauvoir devant la condition dans laquelle nous étions maintenues aujourd'hui, plus de 50 ans après la guerre de Libération, 50 ans après son engagement à elle dans la résistance, elle et tant d'autres jeunes femmes et femmes ? Révolution Nous, «les femmes algériennes», rendues célèbres dans le monde grâce à elle et ces femmes et jeunes filles qui représentèrent la lutte du peuple algérien levé pour réclamer son indépendance, ces femmes et jeunes filles qui incarnèrent la Révolution algérienne. Une révolution qui devenait, par la superposition et le mélange des voix et des visages, celle de Simone, de Djamila, des Djamila et des autres, une révolution qui libérait aussi ses femmes dans le même mouvement qu'elle libérait l'Algérie. Oui, une révolution qui libérerait tout un peuple et les femmes des entraves de la coutume, de la tradition, de la religion. (...) Alors une révolution féministe ? Oui ! Pourquoi pas. Personne ne l'a dit mais beaucoup y pensaient, et Simone la première sans doute. Comment n'aurait-elle pas pensé de la sorte devant cette jeune femme martyrisée, courageuse, qui refuse les combines que la justice française lui propose pour échapper au procès en acceptant de se faire passer pour folle, qui veut continuer à se battre et à dénoncer l'appareil de cette justice qui prétend la juger ? Cette toute jeune infirmière affirme une attitude politique d'une telle maturité qu'elle fait voler en éclats l'image de la jeune fille musulmane algérienne traditionnelle, confinée dans l'espace privé, soumise à ses pères et frères en attendant un mari. Elle, elle et les autres Djamila, et les autres résistantes. Comment S., qui voit tout cela, qui sait dénoncer, mais aussi repérer ce qui peut conduire les femmes à la liberté, n'aurait-elle pas pensé que la Révolution algérienne allait non seulement libérer le pays du joug colonial, mais aussi de ses traditions ? Une révolution faite par les hommes et les femmes, un espoir pour l'auteur du deuxième sexe. Entre la philosophe engagée et la jeune aide-soignante, ce n'est pas une simple solidarité de femme qui se joue, mais une démarche politique partagée. Le livre qu'elle a voulu nous montre non pas une victime, mais une jeune femme consciente de ce qu'elle affronte. Est-ce que j'appelle ? Ce serait la troisième fois. Trois fois elle m'a demandé de rappeler, ne pouvant me voir comme il avait été entendu au coup de téléphone précédent. Je suis impatiente, anxieuse, car j'ai un message important à lui transmettre. (...) Lui dire, lui montrer, lui expliquer et la convaincre que c'était important de renouer avec ce temps, important pour nous (...). Qu'est-ce qui me fait hésiter, pourquoi cette crainte d'appeler ? (...) Quand je l'ai vu entrer dans cette salle où je devais présenter au public algérois le livre de Gisèle Halimi La Kahéna j'étais soulagée : je l'avais retrouvée, et elle venait pour Gisèle, donc elle restait attachée à cette période. J'allais renouer le fil avec cette époque terrible dont l'héroïsme éclairait encore notre présent sombre. Rassurée, même si j'avais été surprise de la retrouver la tête couverte d'un voile léger et transparent - «Les cheveux merveilleux de Djamila» - Comme un voile de modestie. Une femme discrète. Elle disait déjà à Simone de B. «Je ne suis qu'une détenue parmi des milliers d'autres.» Je voulais justement parler avec elle de cette discrétion, de cette «sortie» de la vie publique. Lui dire combien sa voix pèserait dans le débat sur les droits des femmes algériennes aujourd'hui. Quelle force auraient alors nos revendications pour obtenir l'accomplissement des promesses de la guerre de Libération. Qui mieux qu'elle pourrait exiger cela ? Je sais bien que cela n'avait pas été la priorité à l'époque pour elle, et ni sans aucun doute pour Simone de Beauvoir. Mais nos revendications pour la liberté, l'égalité, le respect, la participation ne prenaient-elles pas leurs racines dans sa lutte à elle, dans son héroïsme, son courage politique ? Ce n'avait pas été la priorité de la guerre, mais cela devait en être la suite logique. Résistante pour la libération du pays, et pour notre liberté aussi. (...) Dire cela moi et mes amies féministes, ce que nous faisons toujours n'a pas beaucoup de poids hélas, le dire elle Djamila, voilà ce dont nous avons besoin. Reprendre le fil de la Révolution algérienne et faire réentendre les voix progressistes qui nous accompagnèrent. Il pleut toujours sur Alger. Et j'hésite toujours à l'appeler. Espoir J'ai peur de quoi ? Si je lui pose toutes ces questions, et si elle me dit ce que me disent les rues d'Alger et ses si nombreuses femmes voilées ; ce que me rapportent mes amies professeurs des universités : «Les étudiantes sont à plus de 60% voilées !» ? Si elle me dit que c'est notre condition de femmes algériennes, car nous sommes des femmes musulmanes, de suivre les préceptes du Coran, qu'est-ce que je fais ? Le voile léger et transparent qui couvre les cheveux de Djamila me paralyse. (...) J'appellerai demain. Il y aura peut-être du soleil, et l'espoir qui ne cesse d'habiter cette ville reviendra fort, intact comme depuis l'indépendance, malgré la forfaiture et le code de la famille calamiteux, de l'infamie comme disent les féministes algériennes. Mon espoir renaîtra aussi, demain. Je sais qu'on ne pourra jamais dissocier les noms de Simone de Beauvoir et de Djamila Boupacha, et les résistantes de la guerre de Libération de celles qui luttent aujourd'hui. C'est notre histoire à nulle autre pareille. Le lendemain avec le soleil revenu, mon courage me pousse au téléphone. Je vais appeler. Elle a sûrement des choses à me dire. Quelques mots de politesse et je lui présente la raison de mes appels. Inutile de feindre. «Je veux vous voir pour les Temps Modernes. Un numéro spécial sur Simone de Beauvoir est en préparation, pour la célébration du centenaire de sa naissance, j'ai proposé de vous rencontrer. Je veux savoir si vous acceptez de parler de Simone de B.» Silence. «Il me semble que vous ne souhaitez pas me rencontrer ?» Je regrette déjà cette manière abrupte. «Oui c'est cela, je ne veux pas parler de cette époque, je veux oublier, c'est trop douloureux.» C'est son droit. Un droit absolu. Je repose le combiné. Jette un dernier regard sur le livre qui semble plus que jamais fermé. Un vieux livre comme on en trouve chez les revendeurs. Notre histoire comme ce livre semble vieillie, écornée. Silencieuse. L'avenir attendra.