En attenant Godot». Ce n'est certainement pas le mirage de trop en cette province richissime du Sud-Ouest algérien. Samuel Beckett et son théâtre de l'absurde mis en scène à Tindouf, par la troupe El Melga, ce n'est pas du surréalisme. Tindouf, la «mœlleuse» en berbère, contemple avec anxiété s'avancer le théâtre des opérations (militaire) qu'est devenue, à ses frontières sud, cette bande en fusion sahélo-saharienne dont les ressources naturelles en minerais (métaux précieux, terres rares) et hydrocarbures déchaînent les appétits voraces des puissances et des blocs mondialistes. Samedi 19 janvier. Les nouvelles provenant du Sud plombent le décor : le débarquement des troupes françaises au Mali, In Amenas et sa prise d'otages spectaculaire, rajoutent une couche d'effroi à l'air déjà vicié, attisent l'état de «ni guerre ni paix» permanent dans lequel est plongée toute la région depuis la «guerre des sables», en octobre 1963. Une guerre éclair qui a changé radicalement la morphologie et la vocation de la ville. Tindouf, l'oasis qui plonge ses racines dans la préhistoire, ancienne plateforme commerciale importante située sur la route du sel et où s'échangent or, sel et esclaves, est devenue par excellence la place forte du grand Sud-Ouest algérien. Une mégagarnison à ciel ouvert. Ici, la concentration des forces armées relève aussi bien du secret d'Etat que des secrets de Dieu. Impénétrables. «Les militaires ? il y en a assez pour faire quatre fois le tour de Tindouf», lance Ali, taximan, fils d'un député, en nous désignant du doigt des camions de l'armée stationnés en bordure de la RN50, Tindouf-Béchar. «Ce sont les camions navettes de l'ANP, ils font du ‘‘ramassage'' de militaires. Les taxis ne pouvant pas aller plus loin, les déposent au bas-côté de la route, l'armée les achemine ensuite vers leurs bases et casernes tapies dans la hamada.» L'armée a fait la ville. Incontestablement. Le seul et plus grand employeur de la région. Tout ou presque est construit ici par, avec et pour les dizaines de milliers de militaires. Les longues files de bidasses en permission-spectacle devant les DAB (distributeur automatique de billet) des bureaux de poste, témoignent du caractère «garnison» de Tindouf. Mujao & Maroc : trauma d'hier, menace d'aujourd'hui Dans les cafés, toujours bondés des vieux quartiers de R'madine et Laqsabi, plus animés et préférés à ceux de la nouvelle ville de Tindouf-Lotfi, les regards sont scotchés sur les postes télés qui déversent en continu des informations et images à fort quotient d'angoisse. Choc thermique aux portes du Tanzrouft, le «pays de la soif», un désert absolu de 600 km du nord au sud, à cheval sur l'Algérie, le Mali et la Mauritanie, Le microclimat de Tindouf, ses vents d'ouest soufflant de l'océan Atlantique, rugissant à 300 km de là , font chuter brutalement les températures. Enième guerre oblige, l'Etat d'alerte générale monte d'un cran dans et autour de Tindouf (159 000 km2) avec ses trois mouvantes et instables frontières avec le Maroc (416 km), le Sahara occidental (42 km) et la Mauritanie (460 km), même si cet état d'alerte est de rigueur depuis des décennies, conséquence du conflit Polisario. Tindouf, marquée au fer rouge par la confrontation, accueille les institutions de la RASD et cinq camps de réfugiés sahraouis disséminés à l'intérieur des terres et totalisant une population avoisinant les 160 000 personnes, selon le Polisario, (90 000, selon l'ONU-HCR). Le nombre de réfugiés dépasse ainsi et de loin la population de la ville (59 000 habitants recensés en 2011) : il est trois fois plus important. «Avant de balancer la moindre information, on y réfléchit à deux fois», confie le chef de bureau de l'APS. Le moindre fait divers rapporté par la presse locale, précise-t-il, est exploité par la propagande marocaine. «Exemple : une manifestation récente de Sahraouis dans un camp de réfugiés, suite à la décision des autorités de limiter le volume de carburant servi à la pompe, a donné du grain à moudre à la presse marocaine qui s'en est saisie pour prétendre que les réfugiés sont maltraités.» Djihad, une « vieille » histoire Le risque, bien réel, d'infiltration terroriste du Mujao notamment, groupe composé essentiellement de Mauritaniens (le 23 octobre 2011, trois humanitaires, deux Espagnols et un Italien, ont été enlevés à Rabouni, un camp de réfugiés sahraouis au sud-est de Tindouf), la hantise de l'espion marocain et autres Sahraoui, militants pro-marocains embusqués (affaire Mustapha Salma Ould Sidi Mouloud) venus exécuter des opérations d'éclat et de propagande makhzenienne, conditionnent les réflexes de l'appareil sécuritaire, instillent des doses de paranoïa. Les barrages filtrants de la gendarmerie, de la police, des Douanes et de l'ANP sont omniprésents, inévitables aux entrées et sorties de la ville. Les passagers des bus en partance ou en provenance de Béchar, à 800 km au nord-est, sont fouillés ainsi que leurs bagages. Des herses, des blocs en béton ceinturent les bâtiments de la Minurso, au centre-ville, barricadent les entrées des principaux édifices sécuritaires. Des pans entiers du vieux quartier de Moussani où se trouve le siège du commandement du secteur opérationnel sont carrément fermés aux citoyens. Les zones frontalières, déclarées zones militaires, à l'ouest et au sud-est de Tindouf, s'élargissent, au grand dam des nomades, qui voient leur espace de vie se rétrécir comme peau de chagrin, et des Tindoufis citadins habitués à bivouaquer le week-end dans la hamada. Terre des « laissez-passer » Pour pouvoir prendre la rectiligne RN50, l'extension Tindouf/Adrar, un laissez-passer délivré par le secteur opérationnel de l'ANP (COS) est indispensable. Sans le fameux sésame, au premier check-point de l'armée, le resquilleur est refoulé. Aux réfugiés sahraoui ainsi qu'aux travailleurs algériens et étrangers, des sauf-conduits sont accordés pour une durée n'excédant pas un mois. Les «gringos» à la région, nationaux ou étrangers, sont soumis à de brefs interrogatoires. A l'aéroport et même dans le hall des hôtels. Objet de la visite, lieu d'hébergement, ordre de mission sont, entre autres, les questions pressantes posées par des policiers à cheval sur le moindre détail. Les «humanitaires» occidentaux se rendant dans les camps de réfugiés sont acheminés derechef sur site, sans passer par la ville, et sous bonne escorte. Ménager les susceptibilités tribales (surtout entre Reguibi et Tajakant, les deux grandes tribus de la région), anticiper toute explosion sociale ou conflit tribal, les pouvoirs locaux jouent très souvent aux équilibristes, aux pompiers. Début janvier un jeune Tajakant, fonctionnaire à la radio locale, a été rossé par des policiers. L'incident a failli tourner à l'émeute : le commissariat de la ville a été encerclé par des jeunes de la tribu. Dare-dare, les autorités réagissent, mettent aux arrêts le policier incriminé et l'affaire est étouffée ou presque. Mercredi 16 janvier. Point de presse au commandement du groupement de la Gendarmerie nationale. Le lieutenant-colonel Smail Benzadi, commandant du groupement, déroule, devant la presse locale, le bilan annuel des activités de la maréchaussée. Tindouf, en dépit de sa réputation de «ville au front», affiche les niveaux de criminalité et de délinquance parmi les plus bas d'Algérie. Des facteurs démographique (population réduite) et sociologique (relative homogénéité tribale) l'expliquent, affirme M. Benzadi. «Mais c'est dû aussi, ajoute-t-il, au travail des services de sécurité et à leur déploiement efficace sur le terrain.» «Je touche du bois, conjure le commandant. Hormis quelques mouvements sociaux et grèves des travailleurs de la Fonction publique, pacifiques au demeurant, l'ordre règne. A Tindouf, contrairement aux villes du Nord, nous n'avons jamais été amenés à utiliser les forces de maintien de l'ordre, même au plus fort des émeutes de l'électricité.» Route du sel, route du kif Juillet 2011, au premier jour du Ramadhan, des troubles éclatent dans plusieurs quartiers de la ville suite aux délestages opérés par Sonelgaz. En catastrophe, deux turbines mobiles sont commandées et acheminées par avion cargo des Etats-Unis. Plaque tournante du trafic de cannabis, enregistrant, avec Tlemcen, les plus grosses saisies, Tindouf est sur «la route du kif» traité. Le volume de saisies effectuées par l'armée, les Douanes et gendarmerie dénote du trafic à échelle industrielle. En 2012, les gendarmes ont récupéré 5,5 tonnes de kif (valeur : 33 milliards de centimes), dont plus d'une tonne et demie au cours de deux grosses saisie à Hassi Khebi, au nord-est de Tindouf, effectuées en moins de deux jours, les 16 et 19 septembre 2012. Le 27 novembre, une caravane chargée de deux tonnes de kif fut aussi interceptée. Dix Marocains arrêtés. «C'est une guerre non déclarée», affirme le colonel, avant de se «ressaisir» et demander à ne pas inclure cette déclaration dans notre compte rendu, de crainte qu'elle ne soit «mal interprétée», précise t-il. Les officiels, à Tindouf, se sont comme donnés le mot pour ne jamais citer nommément le Maroc, lui préférant le vocable aseptisé de «voisin» ! En 2011, encore un record : 6,7 t de drogue saisies. Mais qu'on ne s'y trompe pas : «Tindouf n'est qu'une voie de passage», assure le colonel. Ces grosses quantités ne sont pas destinées au marché local mais vont au Mali et, de là, jusqu'au Moyen-Orient. Le type d'emballage utilisé, hermétique, est adapté aux conditions extrêmes et longues distances ; le profil et la nationalité des personnes arrêtées dénotent, d'après l'officier, qu'on est au cœur d'un «trafic international» de stupéfiants avec des connexions avérées avec les groupes terroristes. Mégagisement, Grande mosquée Tindouf-Lotfi, vendredi 17. Les luxueux bureaux du wali, Abdelhakim Chater, parés de toiles de maître (ou qui semblent l'être), dominent les nouveaux quartiers administratifs de Tindouf-Lotfi. La nouvelle ville de Hassi Ammar et ses quartiers pavillonnaires à l'architecture terroir, R+1 avec garage et patio, s'étirent en longueur et en largeur. Occuper l'espace, fixer les populations, s'assurer de l'adhésion des tribus autochtones, l'Etat y voit autant d'enjeux géopolitiques stratégiques que de raisons pour arroser de ses bienfaits la région. Sur une des tables en bois massif du bureau du «préfet» traîne la maquette de la future zaouïa Sid Ahmed Erguibi (SAE). Face au wali, les visages souriants de notabilités Reguibi et des membres du bureau d'études chargé du suivi de la réalisation du projet, tous ravis d'avoir arraché le OK final du maître-d'œuvre. «Ce sera la grande mosquée de Tindouf», lance le wali en désignant la maquette. Le minaret, légèrement penché, fait penser à la tour de Pise délocalisée ,incognito dans l'erg Iguidi ! La présentation attire l'attention de la forte délégation du ministère de la Culture qui vient tout juste d'entrer dans le bureau du wali. «Je dis cela, toutes proportions gardées, car il va de soi, ajoute-t-il en guise de rectif', qu'elle n'égalera pas en magnificence la Grande mosquée d'Alger, le projet de son excellence le président de la République.» La zaouïa de Sidi Belamèche, saint patron de la ville depuis le XVIe siècle, se verra adjoindre bientôt celle du vénéré SAE, aussi appelé «Moul Elhabchi», dont une zaouïa porte déjà le nom à 120 km de la ville de Smara (Sahara occidental), au beau milieu de ce Terra Nullus (terre qui n'appartient à personne, nom donné par les colonisateurs espagnols à l'ouest du Sahara), peuplé pourtant depuis la nuit des temps par les Berbères Gétules (maures), un conglomérat de tribus berbères, arabes et berceau de plusieurs dynasties dont la plus conquérante, les Almoravides, à l'origine une confrérie de «moines djihadistes», les «gens du Ribat» qui, de 1061 à 1147, ont mis sous coupe réglée l'Afrique du Nord, une partie de l'Afrique de l'Ouest et l'Andalousie. Dix siècles après, les concepts de djihad et de pouvoirs intemporels des confréries demeurent d'une brûlante actualité. De cet âge d'or mais révolu des Almoravides et autres, les fanatiques du Mujao entre autres n'ont pas puisé que le voile (litam) porté sur le bas du visage et la figure auréolée de Youcef Ben Tachfin, fondateur de l'empire. Mais bien plus,l'esprit de la «re»conquête. Le Wali et les «bonnes grâces» de Moul ElHabchi Du mystique au rustique. De la zaouïa de Moul Elhabchi au musée de Tindouf, les transitions, dans les bureaux du wali, ne durent pas des siècles. Le musée, œuvre architecturale d'un prodige de Boumerdès, figurant au top 10 des meilleures réalisations architecturales nationales, nécessite, d'après le chef de la délégation, d'engager des travaux et des frais complémentaires. Il est question aussi de scénographie, d'isolation thermique, de climatisation, en attendant de trancher l'épineuse question de l'«univers muséal» auquel devrait appartenir la structure de Tindouf. Pour la construction de ce musée, l'Etat avait déjà dégagé quelque 13 milliards de centimes. Tindouf, avec ses deux communes (Tindouf et Oum Lassel) vit aux crochets de la République, tirant sa croissance de la seule dépense publique. 42 milliards de dinars consommés entre 1999 et 2009 et autant de milliards alloués pour son programme de développement (2010-2014). Boulimique. Les équipements publics fleurissent : un centre universitaire flambant neuf, un stade de plus de 40 000 places, des centrales électriques, un théâtre, un musée, des centres de formation, des lycées, des bureaux de poste, policlinique, centre de psychiatrie… La liste est longue. Mais des projets structurants, aucun pour cette wilaya dont la vocation agropastorale est vécue comme une fatalité. La zone d'activité, malgré les incitations fiscales, les dégrèvements, le prix soutenu de l'énergie (réduction de 50%), est d'un pathétique «no man's land». Excepté dans les carrières d'agrégats, l'investissement productif privé et/ou étranger est quasi nul. Pourtant, à 130 km au sud-est de la ville, Gara Djebilet et Mecheri Abdelaziz, eldorado de fer et d'acier, cherchent exploiteur depuis au moins 400 millions d'années âge des gisements ! Mais qu'à cela ne tienne, le secteur des travaux publics (14 milliards de dinars, budget 2010-2014) est en excellente forme. Le directeur des travaux publics est tout fier des «innombrables réalisations» de la wilaya. «Même les Américains n'auraient pas construit pareilles infrastructures (routières)», commente-t-il. 800 km de tapis d'asphalte de Tindouf à Béchar. 300 km vers Merkala, au nord, 1000 km d'extension de la RN50 de Tindouf à Adrar en cours de construction et 1000 autres kilomètres de bitume – réservé exclusivement à l'armée – longeant la frontière mauritanienne et malienne jusqu'à Bordj Badj Mokhtar, au sud-est. L'enclavement, est-ce de l'histoire ancienne ?