L'ancien directeur général du commerce extérieur analyse, dans cet entretien, les facteurs qui sont à l'origine de l'inflation observée en 2012. Il relativise la notion de liberté des prix et évoque les moyens dont dispose l'Etat pour intervenir afin de protéger le pouvoir d'achat. -Tout d'abord, comment peut-on expliquer l'augmentation vertigineuse des prix de quasiment tous les produits de consommation et pas seulement des produits agricoles frais ? Il faut reconnaître que le retour à un taux d'inflation à deux chiffres est sans conteste l'événement économique le plus notable de l'année 2012. Depuis 1997, nous nous sommes habitués à des taux d'inflation annuels contenus dans une limite acceptable, autour de 4%. Le retour de l'inflation, avec ses effets ravageurs sur le pouvoir d'achat des catégories sociales les plus vulnérables comme sur les équilibres financiers des entreprises, est, à cet égard, inquiétant et à prendre très au sérieux. L'inquiétude est liée au fait que les tensions inflationnistes sont observables sur l'ensemble des marchés, ce qui laisse penser qu'il s'agit là d'un phénomène qui n'est pas du tout conjoncturel ; malgré le discours rassurant des autorités publiques, il y a fort à craindre qu'il va perdurer au cours de cette année 2013 et bien au-delà si l'on ne prend pas les mesures correctives adéquates. La cause essentielle réside, à mon sens, dans l'ensemble des mesures restrictives imprimées à notre économie depuis ce tournant bureaucratique dont la fameuse loi des finances complémentaire pour 2009 avait donné le signal. Des mesures qui ciblaient formellement une réduction des importations, mais qui ont eu pour effet essentiel de restreindre les capacités d'offre des entreprises productrices. Ces mesures perdurent toujours. Une étude effectuée au sein du FCE et transmise aux autorités compétentes a montré, à titre d'exemple, que l'obligation du crédit documentaire s'est traduite par des surcoûts globaux équivalant à 1,135 milliard de dollars imposés aux entreprises sous deux formes, à savoir un impact négatif sur leurs trésoreries et un effet de surcoût des opérations bancaires. Les restrictions multiples imposées à l'investissement jouent dans le même sens puisqu'elles contribuent à censurer encore davantage la mise en place de capacités de production nouvelles. Le tout venant se superposer à un environnement des affaires exécrable et dont la dégradation continue ne semble pas susciter de réaction outre mesure de la part de nos décideurs économiques. Enfin, il faut signaler, en sus du poids de l'informel sur les marchés internes, l'effet négatif généré par les restrictions à la concurrence, y compris à l'importation. Face à tous ces blocages pesant sur l'offre nationale de biens et services, les revalorisations salariales massives qui sont opérées depuis 2010, de même que le poids croissant des dépenses budgétaires créent un effet mécanique qui se traduit par les taux d'inflation que nous observons aujourd'hui. -Le marché algérien est basé sur le principe de la liberté des prix. Est-ce que cela signifie que cette liberté doit être absolue et que tout mécanisme qui garantirait que le consommateur ne soit pas lésé est à bannir ? La protection du pouvoir d'achat du consommateur est une mission éminente des pouvoirs publics, qui disposent pour ce faire de toute une palette d'instruments de régulation autres que la voie sommaire de fixation directe du prix des produits. A la base, il faut donc comprendre que ce n'est pas le principe de la liberté des prix qui est en cause. Notre législation, à quelques nuances près, est sensiblement identique à ce qui a cours à travers le monde : elle autorise une formation libre des prix sur le marché, à l'exception de quelques biens et services sensibles faisant l'objet d'une surveillance particulière des pouvoirs publics. C'est une législation qui a remplacé depuis 1995 l'ancien système, dans lequel les prix de tous les produits étaient censés être fixés centralement, un système dont nous connaissons les distorsions et les limites. Cela étant dit, l'objectif essentiel d'un système de prix libres est d'abord de stimuler l'investissement et la production de biens et services en favorisant la création de valeur ajoutée par les entreprises. Il faut relever à cet égard que le salaire, qui est aussi le prix du travail, est lui-même négocié par les employés. La difficulté est, bien sûr, que la revalorisation salariale, en particulier pour les bas revenus, est beaucoup plus rigide que celle des prix des biens et services mis sur le marché. Maintenant, ce qui pose problème dans notre pays, c'est que les autres instruments de la politique publique, qui sont censés contrebalancer la liberté des prix, ne jouent pas de manière satisfaisante. En ce sens, il faut noter que la liberté des prix suppose avant tout un environnement qui consacre une saine concurrence sur tous les marchés. Ce n'est pas un hasard si la loi qui consacrait la liberté des prix en 1995 était dénommée «loi sur la concurrence». Or, en la matière, la promotion de la concurrence sur notre marché est réduite à sa plus simple expression. La liberté des prix suppose aussi la liberté du commerce et de l'investissement. Elle suppose également des marchés organisés et transparents, un système fiscal juste et efficace, une information économique performante, tous domaines dans lesquels les réformes structurelles peinent à avancer depuis longtemps. Dans le même esprit, le rôle des associations de protection du consommateur est vital et doit être promu et encouragé par les pouvoirs publics. Pour résumer, une véritable protection du pouvoir d'achat des citoyens passe chez nous par des institutions économiques saines, qui restent encore à construire ou à renforcer. -Certains experts plaident pour la suppression des subventions. Quel est votre avis ? Le système des subventions directes au prix final de certains produits se justifie, cela est connu, par le souci de protéger le pouvoir d'achat des plus démunis pour des biens de consommation de première nécessité. C'est leur aspect positif. Quant à leurs aspects négatifs, ils sont connus. Ils sont de trois ordres. D'abord un système injuste et coûteux puisqu'il bénéficie aussi bien aux plus pauvres qu'aux plus riches qui n'en ont pas besoin. Il est souvent détourné de sa finalité première puisque, comme dans le cas du lait ou pain, il peut servir aussi bien comme aliment du pauvre que comme intrant dans des produits de luxe. Il donne lieu également, comme chacun le sait, à des flux spéculatifs qui peuvent aller au-delà des frontières. On sait ainsi que nos produits subventionnés se retrouvent inévitablement sur les marchés des pays voisins, comme c'est le cas des farines, semoules, laits, produits pétroliers qui alimentent les marchés de tous nos pays frontaliers. Ensuite, et c'est là un argument majeur, c'est un système qui pénalise la production locale et contribue à reproduire la dépendance extérieure. Il est facile de comprendre, par exemple, que les subventions agricoles que la politique agricole commune (PAC) de l'UE distribue depuis les années 1960 aux producteurs européens, ont contribué et contribuent toujours à alimenter dangereusement notre propre dépendance en la matière. Il est vital pour notre pays d'en prendre conscience. En subventionnant directement, comme nous le faisons actuellement, le prix final de quelques produits alimentaires, nous subventionnons par ricochet les producteurs européens ou américains. Ce qu'il faut donc retenir, c'est qu'un bon système de subventions doit être orienté non pas sur le consommateur et le produit final, mais sur le producteur et sur son revenu. Le véritable enjeu, au-delà des contraintes à court terme, c'est la sécurité alimentaire sans laquelle l'indépendance des Etats n'est qu'un concept creux. -Enfin, le décrochage du prix des biens essentiels d'avec la réalité des marchés devient extrêmement dangereux avec le temps, puisqu'il finit par peser sur le budget de l'Etat d'un poids de plus en plus croissant jusqu'à devenir un jour insoutenable. Qui ne se souvient de la crise des années 1990, quand il a fallu réajuster brutalement le prix de la baguette de pain de 2 à 8 DA en l'espace de quelques mois ? Au total, nous avons aujourd'hui un système de subvention qui, sur le plan économique, a des effets tout à fait néfastes mais qui, dans un contexte où les politiques publiques sont d'une indigence et d'une inefficacité marquées, offre au moins l'avantage d'une protection à minima des couches les plus pauvres de la population. Sa suppression, pour nécessaire qu'elle soit, est donc un véritable dilemme. -Le contexte socioéconomique du pays permet-il, selon vous, au consommateur algérien d'accepter et de faire face à une réalité des prix ? Les prix, faut-il le rappeler, ne sont que le reflet, à un moment donné, de l'état de l'offre et de la demande pour un produit donné. Cette vérité s'impose donc à tout un chacun, au consommateur comme à tous les agents économiques. Il ne s'agit pas de l'accepter ou de la refuser. Le grand problème que nous avons, dans notre économie, c'est que le système d'allocation des ressources est clairement défavorable aux catégories sociales à bas revenus, dans les campagnes en particulier. Au-delà des marchés des biens alimentaires essentiels qui retiennent l'attention, les distorsions sont encore plus marquées en matière d'accès aux soins médicaux de base, aux systèmes d'éducation et de formation, aux technologies de l'information, etc. Plus grave, le système actuel d'allocation des ressources est un système gaspilleur ; il défavorise clairement les investissements productifs et stimule plutôt les consommations intempestives de la richesse nationale. Il consomme des matières premières non renouvelables pour financer l'importation de biens matériels à haute valeur ajoutée. Bien entendu, la réponse appropriée à tous ces dysfonctionnements est loin d'être technique ; elle est éminemment politique et concerne tous les citoyens que nous sommes.