Il en est des sociétés comme des personnes : certaines perdent la raison, deviennent folles et s'enferment dans un délire. C'est le cas des sociétés européennes, qui s'enfoncent un peu plus chaque jour dans la peur de l'islam et des musulmans. Une peur panique, qu'analyse dans un essai absolument remarquable, Le Mythe de l'islamisation, essai sur une obsession collective(1), de Raphaël Liogier, professeur à l'Institut d'études politiques d'Aix en Provence, où il dirige l'Observatoire du religieux. Que les musulmans s'apprêtent à conquérir l'Europe n'est pas seulement la conviction de quelques racistes primaires, elle sévit dans de nombreux milieux qui, en Angleterre, en France, en Suisse, dénoncent l'imminence d'une «invasion» : une «conférence anti-djihad internationale» s'est tenue à Zurich en 2010 ; à Paris, la même année, ont été organisées des «assises internationales sur l'islamisation de nos pays». Ce délire a pris forme à la suite de la Révolution iranienne de 1979, puis de la prise d'otages à l'ambassade américaine de Téhéran. Les attentats qui ont frappé la France et l'Espagne dans les années 1980/1990, la fatwa contre Salman Rushdie, la destruction des tours de Manhattan, les prises d'otages, les déclarations intempestives de certains dirigeants maghrébins à l'ONU(2) ont modifié le regard des Européens sur l'islam : au «regard méprisant» du XIXe siècle, au «regard effrayé» des années 1980 a succédé, précise R. Liogier, «un regard paranoïaque». Autrement dit, un regard fou, totalement déconnecté du réel, l'interprétant de façon toujours négative/agressive et transformant le fait le plus banal en preuve accablante. Un regard qui prête à l'autre des plans machiavéliques, prend les propos les plus sensés pour autant de mensonges et voit par exemple dans la concentration de musulmans dans certains quartiers la «conquête» d'un territoire, dans les prières de rue du vendredi une «provocation», dans la construction de mosquées un défi à la chrétienté, dans les minarets le marquage islamique du ciel européen et dans les entrailles «surproductives» des musulmanes des fabriques d'«envahisseurs». Répliquer à ces paranoïaques que, faute de ressources, les musulmans les moins aisés s'établissent dans les quartiers les moins chers, qu'ils prient dans la rue faute de mosquées – il n'y en a que 1990 en France et seules 23 ont un minaret –, qu'ils ne refusent pas de s'intégrer mais qu'en face, on fait tout pour les tenir en marge, ces objections sont d'emblée récusées. Dans leur délire, ces malades contestent jusqu'à l'objectivité des statistiques. Les «envahisseurs» ne représentent que 4% de la population européenne et 3,5% de la population française. Leur taux de fécondité ne cesse de baisser, dans leurs pays d'origine comme en Europe : il est de 1,75% en Algérie, de 2% en Tunisie, de 2,2% en France (moyenne nationale : 2,1%). Un peu partout, le taux de renouvellement des générations (2,1%) est insuffisant ou au point mort. Au total, précise R. Liogier, «on dénombre dans l'UE entre 12 millions (fourchette basse) et 16 millions (fourchette haute) de musulmans pour une population de 500 millions d'individus» ; on est «très loin des 50 millions fantasmés». Chiffres inaudibles, «trafiqués» pour ceux qu'habite le cauchemar d'une Europe en voie d'islamisation et qui deviennent, pour les musulmans, de plus en plus dangereux. S'il est des fous paisibles, les paranoïaques, eux, n'hésitent pas à passer à l'acte. A titre individuel comme de façon officielle. A titre individuel : refus de crèche, refus d'école, refus d'emploi, refus de logement – de plus en plus souvent, les portes se ferment dès qu'un musulman se présente. Les discriminations sont en hausse dans tous les pays. Comme les agressions contre les personnes, qui ont été 9 fois plus fréquentes en France en 2011 qu'en 2010, comme les actes d'islamophobie, qui ont augmenté de 33% la même année, comme les actes de vandalisme contre les mosquées, plus 2%. Comportements de voyous ? Certes. Mais les dirigeants politiques donnent l'exemple, qui, à force de lois et de réglementations diverses, s'acharnent contre les musulmans, qu'il s'agisse de la loi anti-burqa de 2011, de l'interdiction pour les mères qui portent un foulard de participer à des sorties scolaires, ou, pour des nourrices, de garder chez elle leur foulard lorsqu'elles accueillent des enfants. Qu'ils soient pratiquants ou pas, boivent du vin ou préfèrent l'eau minérale, fréquentent les cafés plutôt que les mosquées n'a aucune importance : les musulmans sont des musulmans et, comme tels, doivent être surveillés, contrôlés, tenus à l'écart ou à distance, éventuellement emprisonnés et si possible renvoyés dans leurs douars d'origine. L'Europe, qui n'est plus «la référence mondiale», «est nostalgique de sa gloire passée», écrit R. Liogier. Le mythe de l'islamisation redonne un sens aux choses. Le paranoïaque antimusulman a besoin du musulman parce qu'il lui redonne une cause, une raison de lutter». «Boucs émissaires d'une crise d'identité européenne», les musulmans du Vieux Continent n'ont pas fini de souffrir.
-1) Editions du Seuil (Paris, 2012). -2) «Un jour, des millions d'hommes quitteront l'hémisphère Sud pour conquérir l'hémisphère Nord. Et ils le conquerront avec leurs fils. Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire» (Houari Boumediène)