La foule des fidèles venus accomplir la prière du vendredi se disperse dans la sérénité. Autour de la mosquée Al Fat'h, fief des salafistes tunisois, il n'y aura aucune manifestation ce jour. Après l'assassinat du leader de la gauche nationaliste, Chokri Belaïd, les partisans de ce courant religieux affichent un profil bas et évitent de réagir aux accusations qui leur collent la responsabilité de ce crime abject. Tunisie. De notre envoyé spécial L'actualité n'a cependant pas favorisé ce retrait tactique. A Sidi Bouzid, les incursions terroristes deviennent fréquentes. Un policier a été grièvement blessé, mardi, par un tireur islamiste, alors qu'il faisait partie d'une patrouille de contrôle. A M'nihla, dans la banlieue de Tunis, et ensuite à Bab El Khadra, au cœur même de la capitale, d'importants lots d'armes ont été découverts dans des domiciles. Un mois auparavant, un arsenal aussi important destiné à armer les djihadistes avait été découvert à Medenine, dans le sud du pays. Ces découvertes donnent froid dans le dos aux Tunisiens et laissent se profiler sérieusement la menace terroriste dans le pays. Cette violence qui s'invite en pleine transition démocratique est la marque de fabrique d'un courant nouveau qui entend bien jouer les premiers rôles dans l'écriture de l'avenir du pays. Salafistes, djihadistes, qui sont- ils ? Que représentent-ils au sein de la société tunisienne ? Et surtout, quelles sont les conditions socio-historiques qui produisent ce courant insoupçonné avant la révolution du 14 janvier ? Au sein d'Al Qaîda, la bannière tunisienne est classée troisième dans le rang des nationalités constituant le réservoir djihadiste. Ils sont célèbres pour avoir réussi des coups spectaculaires au profit de la nébuleuse de Ben Laden : assassinat du shah Massoud, incendie de lieux sacrés à Baghdad ayant provoqué des affrontements religieux, majoritaires parmi les preneurs d'otages d'In amenas…). Récemment encore, Djabhat An'nousra s'est illustrée après avoir été classée par les Etats-Unis sur la black-list terroriste. Cette organisation, qui fait la guerre en Syrie dans les rangs de ce qui est appelé l'Armée syrienne libre, est composée exclusivement de Tunisiens. Selon une estimation onusienne, il s'agit de la plus forte «légion étrangère» qui fait la guerre contre l'armée d'Al Assad. Rupture sociale Dans une tribune publiée dans le quotidien tunisien Le Maghreb, le chercheur universitaire Abdelhamid Tebbabi a estimé que des milliers de jeunes Tunisiens ayant tenté la traversée vers l'Italie et présumés morts en mer ont été en réalité acheminés vers la Syrie après avoir rencontré le chef djihadiste libyen, Abdelhakim Belhadj. Mais ils sont aussi parmi les djihadistes au Mali, au Yemen et en Tchétchénie, affirme le spécialiste Salaheddine Jourchi. Le président Moncef Marzouki a estimé leur nombre à environ 3000 combattants. Ils ne sont que quelques centaines pour d'autres. Mais personne n'est en mesure de livrer un chiffre fiable sur leur nombre, qu'ils soient sur les fronts de «la guerre sainte» ou en Tunisie, car il n'existe aucune statistique précise, nous déclare S. Jourchi. Récemment encore, Abou Yadh, alias Seïfallah Benhassine, chef charismatique des Ançar Acharia, exhortait ces combattants à rentrer en Tunisie. Abou Yadh prétend qu'ils n'ont pas à participer à cette guerre, mais à l'instar des Afghans d'Algérie, rentrés au début des années 1990, ils resteront une armée de réserve pour la cause des politiques. Leur pression sur la société se fait ressentir chaque jour en tous cas. Une police parallèle, qui a pour but la moralisation de la vie publique, est déjà à l'œuvre. Un jour, ils ont même osé faire irruption à l'aéroport Tunis-Carthage et contraindre des touristes français, à peine débarqués, à s'habiller selon les convenances de l'Islam. A cela s'ajoutent les agressions ciblant les intellectuels, les attaques contre les sièges des partis de l'opposition et les démonstrations de force dans la rue quand le moment l'exige. Cette déferlante a atteint son paroxysme avec l'attaque de l'ambassade américaine en septembre dernier. La Tunisie est-elle en train de basculer sous l'effet d'un tsunami salafiste ? Selon S. Jourchi, ce courant demeure minoritaire. «La société tunisienne n'est pas habituée à ce phénomène et entre elle et ce courant il y a une véritable rupture», dit-il. Il reconnaît cependant que depuis la révolution, le nombre est en nette évolution. Pour lui, «il faut faire le distinguo entre les salafistes qui sont pacifistes et les djihadistes qui emploient la violence». «Un projet fascisant» Pour le visiteur, Tunis n'a pas changé. Les cafés-terrasses de l'avenue Bourguiba sont pleins à craquer. Les cinémas sont ouverts, les bars aussi. Et les femmes occupent massivement l'espace public, fières de leur corps et de leur liberté. Le regain du religieux s'expose cependant à l'observateur qui ne peut ignorer la multiplication des femmes voilées et du port du niqab, la poussée des barbes et de l'accoutrement noir, propre aux salafistes. Dans la banlieue populaire, à Haï At'tadhamoun et au douar El Hicher, le phénomène est bien plus important. «Nous vivons une transition politique qui favorise ce type de phénomène», explique S. Jourchi. «Il se développe à l'ombre de la permissivité de l'Etat actuel et l'inadaptation de l'appareil sécuritaire à ce type d'organisation. Il faut considérer aussi que ce courant se développe dans les quartiers populaires, où la pauvreté est favorable au discours violent, sans oublier le facteur du retour du religieux, marginalisé par la force dans le passé.» En effet, du temps de Ben ali, les mosquées ouvraient seulement à l'heure de la prière et toute fréquentation assidue vous rendait suspect. Aujourd'hui, en revanche, les Tunisiens sont libres de pratiquer leur religion. Mais trop de liberté tue la liberté, serait-on tenté de penser. Aussitôt libérées, les mosquées, au nombre de 2000, sont devenues l'objet de batailles entre les salafistes et Ennahdha, chacun voulant contrôler ces tribunes pour passer son discours et gagner plus de militants. En dépit de la terreur qui s'installe subrepticement au sein de la societé face à l'irruption salafiste et djihadiste, les intellectuels, comme les politiques, sont partagés sur la position et le comportement à adopter. Parmi les plus réalistes, le chercheur Abdelhamid Tebbabi pense que «les salafistes djihadistes en Tunisie ne représentent pas un phénomène, mais bel et bien un projet émanant d'une force sociale et d'un courant politique fasciste qui vise à prendre le pouvoir et changer la nature de la société par la violence.»