Il ne se passe pas de semaine sans qu'un sondage ne rappelle quelle mauvaise image la plupart des Français ont de l'islam(1), qu'ils jugent incompatible avec la démocratie. Aurait-on fait le même sondage à propos du christianisme au XVle siècle, à l'époque où l'Eglise catholique brûlait «hérétiques» et libres penseurs, on aurait eu la même réponse. Une réponse dont l'évolution historique montrerait aujourd'hui l'absurdité. Pour survivre, toute idéologie – tout système de pensées et de conduites qui en découlent – doit s'adapter à l'évolution de la société, changer, tout en prétendant qu'elle ne varie pas théoriquement et tenir à ses fidèles un discours qu'ils puissent entendre et accepter. Changer, c'est par exemple ne plus accorder d'importance à certains points de la doctrine, à certaines déclarations de son fondateur. Qui met en exergue, aujourd'hui, les propos bellicistes de Jésus que rapportent les Evangiles ? Par exemple, «Je suis venu jeter le feu sur la Terre» (Jean, 12.49) ; «Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée» (Matthieu, 10.37), «Amenez ici mes ennemis et tuez-les en ma présence» (Luc, 19.27). Ouvrez un catéchisme et vous lirez qu'on apprend aux enfants que «Jésus est amour»... Changer, c'est admettre, pour les catholiques, que les choix de vie sont multiples et les échelles de valeurs différentes, que les uns divorcent et que d'autres vivent en union libre, que beaucoup ne font pas carême quand d'autres le font, que des prêtres partagent leur vie avec un(e) ami(e) et que l'Eglise, au lieu de les exclure, leur demande de ne pas provoquer leurs paroissiens. Le dogme n'a pas changé, la morale enseignée pas davantage, mais dans la pratique, chacun juge librement du bien et du mal, vit comme il l'entend et ne risque plus d'être excommunié ou de finir sur un bûcher. Dans tous les cas et quelle que soit l'idéologie affichée d'une société, c'est l'état présent de cette société qui décide de la façon dont cette idéologie est interprétée et vécue par ceux qui s'en réclament. L'Europe d'aujourd'hui comporte assurément des catholiques intégristes, mais combien plus de catholiques «ouverts», voire formels, ou qui choisissent, dans leur religion, ce qu'ils retiennent et ce qu'ils rejettent. On ne voit pas pourquoi l'islam, dans les pays où il est aujourd'hui dominant, comme dans les pays d'Europe où vivent de nombreux musulmans, échapperait aux lois du devenir historique. Il lui est d'autant plus facile de s'adapter qu'aucune autorité supérieure – comme le pape pour les catholiques – n'a le pouvoir de décréter quel est le «vrai» islam, ce que doit croire et comment doit vivre un musulman. Ce qui est incompatible avec la démocratie ce n'est pas l'islam, c'est la prétention de certains régimes à décréter ce qu'il est ou doit être, ce qu'il prescrit, de quelle façon les croyants doivent le vivre et comment châtier ceux qui prennent des libertés avec la tradition. C'est la confiscation de l'islam par des dictatures qui favorise les interprétations les plus rigides, les plus obscurantistes de cette religion ; c'est elle qui impose les pratiques les plus intolérantes. La dépendance du pouvoir religieux à l'égard du pouvoir politique interdit toute traduction du message religieux en termes de liberté et de responsabilité personnelle. Et pourtant, même dans ces pays où les Etats décident de ce qui est ou n'est pas conforme au message du Prophète, «de multiples positions s'affrontent, plus ou moins modernistes, plus ou moins rétrogrades, sur des sujets tels que la démocratie, l'écologie, la place de la femme dans la société, les mœurs, la sexualité», constate Raphaël Liogier (2). En France, l'interprétation «littéraliste» de l'islam a de moins en moins cours : «Même l'homosexualité, qui demeure pourtant un tabou répandu chez les musulmans, est l'objet d'âpres discussions. En janvier 2010 a été fondée l'association Homosexuel-les-musulman-es de France (HM2F)», poursuit R. Liogier, qui cite ce propos de Tareq Oubrou, recteur de la mosquée de Bordeaux, lors de la «Journée internationale contre l'homophobie et la transphobie» : «Le fait de considérer un homosexuel musulman comme un apostat est une hérésie.» Les mentalités s'ouvrent, les crispations idéologiques disparaissent (3). Selon une enquête de l'IFOP de 2009, la majorité des musulmanes interrogées, qui se présentent comme «profondément croyantes» et pratiquantes, se déclarent favorables au concubinage, aux rapports sexuels hors mariage, à la contraception, à l'avortement et accepteraient sans problème que leur fille épouse un non-musulman. D'autres, qui se disent «libérées», choisissent contre leur famille de porter le voile et l'esthétisent : ces «lolitas» voilées, en jeans moulants, ont fondé l'association Les Amazones de la liberté, qui revendique pour chacune le droit de gérer sa vie comme elle l'entend et dans la fidélité, estiment-elles, à l'esprit comme à la lettre du Coran. Loin d'être sclérosé et opposé à toute évolution, comme l'affirment ses détracteurs, l'islam en Europe est vivant et, comme tout vivant, il est riche d'oppositions, de contradictions, de potentialités. -1) - Cf Yacine Farah, «Sale temps pour l'islam en France», El Watan, 29 janvier 2013 -2) - Raphaël Liogier, Le mythe de l'islamisation, Le Seuil, 2012 -3) - Cf, sur ces questions, le dernier chapitre de l'excellent essai de Raphaël Liogier