Il a été un proche collaborateur d'Enrico Mattei, fondateur d'ENI au début des années soixante. Ce dernier lui a témoigné une grande confiance en le chargeant de la mission de soigner les relations avec le GPRA à partir de Tunis. Il en parle dans son autobiographie, publiée en 2010, Cela aurait pu être pire, un demi-siècle de raisonnables illusions. Eminent politologue et économiste, Mario Pirani, 87 ans, est éditorialiste au quotidien de gauche La Repubblica. Cet ancien dissident du Parti communiste italien se remémore des anecdotes et les risques qu'il courait, à chaque fois qu'il passait par la France pour rencontrer des responsables du FLN ou se rendant à Tunis pour porter des documents secrets. - Dans votre dernier ouvrage, Cela aurait pu être pire, un demi-siècle de raisonnables illusions, vous racontez votre mission auprès du GPRA. Quels souvenirs gardez-vous de cette période ?
C'était une période très intense. Cela a coïncidé avec l'arrivée à la tête du GPRA de Benyoucef Benkhedda qui avait succédé à Ferhat Abbas. Enrico Mattei, président de l'ENI (Ente Nazionale Idrocarburi) avait été invité par les Français à prendre part à l'exploitation des gisements algériens. Il avait refusé, en disant qu'il ne comptait pas le faire «avant que le pays n'ait accédé à son indépendance»... Il voulait se rapprocher de la Révolution algérienne pour avoir un avantage politique par la suite. Il voulait faire du partenariat entre l'Italie et la future Algérie indépendante un pivot de la politique extérieure de l'ENI. Je travaillais déjà au sein du groupe et, un jour, Mattei m'a appelé et m'a fait cette proposition très intéressante ; je devais m'occuper, à partir de Tunis, des relations entre le gouvernement provisoire algérien et l'ENI. Je lui ai d'abord rappelé qu'il y avait un ambassadeur italien sur place. Il m'a répondu que cela ne l'intéressait pas car il voulait «un autre genre d'ambassadeurs». Il m'a expliqué qu'il comptait nommer des représentants dans le Tiers-Monde pour consolider les relations avec les nouveaux gouvernements qui se formaient au lendemain ou à la veille de l'indépendance. Ensuite, Mattei a appelé le représentant du GPRA à Rome, Taieb Boulahrouf, et lui a expliqué son intention d'établir à partir de Tunis des relations avec le GPRA, qui avait à peine transféré son siège du Caire. Je me suis rendu en Tunisie et j'ai eu des entretiens avec Benkhedda et Krim Belkacem, qui était encore ministre des Affaires étrangères. Je leur ai expliqué la nature de ma mission et exposé notre stratégie pour soutenir la Révolution algérienne. Il s'agissait non pas de fournir des armes, mais de former des cadres et des techniciens de l'industrie du pétrole, d'appuyer la cause algérienne sur la scène internationale, au sein des médias et durant les missions des représentants politiques qui transitaient par l'Italie. J'avais également été chargé de faire des requêtes plus spécifiques. J'ai vu Abdelhafid Boussouf, ministre des Liaisons générales et des Communications, et je l'ai informé de notre désir d'extraire, dans l'avenir, le gaz qui n'était pas encore très exploité par les Français. Lors des négociations d'Evian, on a formé un groupe de soutien à la délégation algérienne pour l'appuyer lors des discussions sur les politiques liées au pétrole et à l'énergie. On avait suggéré à la partie algérienne de ne pas nationaliser tout le secteur des hydrocarbures, mais d'instaurer plutôt une forme de partenariat entre l'ENI et les Français, d'une part, et la future Sonatrach d'autre part. Ceci dans le but de tirer profit du capital de savoir-faire français et d'une collaboration technique française contrôlée, et d'éviter de déclencher contre nous une action hostile après l'indépendance. Ce rapport de coopération triangulaire, les italiens étant considérés «amis» du partenaire algérien, rendait moins dangereuse la présence française. Ce furent les piliers sur lesquels reposait cette collaboration durant la Guerre de libération. Le GPRA l'a accepté comme voie réaliste de coopération avec l'Italie. On avait également proposé au GPRA et au FLN de pourvoir l'armée des frontières en carburant. Mais notre offre a été déclinée car un accord avec Esso et Shell avait déjà été conclu. Nous étions déçus, mais nous avions compris qu'Anglais et Américains avaient déjà pris position dans le pays. On s'était donc contenté d'appuyer techniquement la délégation algérienne aux négociations d'Evian.
- Après l'indépendance, comment ce partenariat s'est-il développé ?
Je m'étais rendu à Alger où j'ai rencontré Ahmed Ben Bella qui venait d'être libéré par les Français. Je lui ai exposé nos projets pour exploiter le gaz. Il y avait des négociations en cours pour construire une raffinerie malgré l'opposition des Français. Il y avait, à l'époque, une forte hostilité franco-américaine à l'égard de l'ENI, mais les Français tenaient quand même à impliquer l'Italie dans leurs projets afin d'ôter l'empreinte colonialiste à leurs entreprises. A Mattei non plus il n'importait pas trop de la réalisation de la raffinerie, mais il voulait concrétiser son rêve pour la construction d'un gazoduc. J'avais rencontré le représentant français de la Compagnie française de recherche et d'exploitation pétrolière au Sahara et on avait discuté du projet de création d'une joint-venture à trois, italo-franco-algérienne. Ceci devait être le pilier de l'accord entre l'ENI et l'Algérie : la construction d'un gazoduc qui part de l'Algérie, traverse le Maroc, le détroit de Gibraltar, passe par l'Espagne, la France et arrive en Italie. Ce devait être la colonne vertébrale de l'accord énergétique méditerranéen. J'avais suivi les discussions relatives à ce projet en me rendant plusieurs fois à Alger et à Paris. Ensuite, le président français Charles de Gaulle avait crée le groupe Elf, compagnie française du pétrole, l'une des fameuses «sept sœurs»... Mattei est mort quelque temps après et les Français se sont mis d'accord avec les Américains et l'Italie a été exclue du projet. L'accord conclu entre la Compagnie française des pétroles et la Standard Oil of New Jersey, (dont Esso détenait 50% des parts) a, de fait, exclu l'ENI de la course. L'Italie a mis alors plusieurs années avant de nouer un nouveau partenariat solide avec l'Algérie dans le domaine des hydrocarbures.
- Selon vous, l'explosion de l'avion qui transportait Mattei était-ce un attentat ? Y voyez-vous la main de l'OAS (Organisation de l'armée secrète) ?
Je ne penche pas pour la thèse qui plaide pour une élimination de Mattei par l'OAS français. Le président de Gaulle avait signé l'accord de coopération franco-américain pour exploiter les hydrocarbures algériens, il n'y avait donc aucun intérêt pour la France dans la disparition de Mattei. Le patron de l'ENI avait d'ailleurs, lui aussi, rencontré les Américains d'Esso et avait signé avec eux un préaccord avant sa mort. La politique énergétique de Mattei était devenue donc beaucoup moins dangereuse pour les Américains, en particulier et pour les «sept sœurs» en général. Un attentat, si attentat il y a eu, serait lié à une toute autre affaire.
- Livrez-nous le fond de votre pensée...
Mon intuition personnelle m'oriente vers l'actualité internationale de l'époque. Tout les regards étaient alors tournés vers Cuba. Rappelez-vous «la crise des missiles». L'accident de l'avion de Mattei est survenu le 27 octobre 1962. Une semaine auparavant, le 22 octobre, le président américain John Kennedy avait ordonné l'encerclement de l'île par des navires militaires, après la découverte de porte- missiles russes installés à Cuba et positionnés en direction des côtes des USA. Le monde avait retenu son souffle et craignait qu'une troisième guerre mondiale ne vienne bouleverser le monde. La menace soviétique de débarquer à Cuba et l'ultimatum de Kennedy de couler les navires de l'URSS avaient créé une grande tension entre les blocs Est et Ouest. Concernant la mort de Mattei, dans un rapport découvert par la CIA et les services secrets anglais, des années plus tard, on parlait de l'Italie et de Enrico Mattei comme étant la personnalité la plus influente qui avait des sympathies pour le bloc Est. Les Américains craignaient que si le Parti socialiste italien (PSI) arrivait au gouvernement, il ferait en sorte que l'Italie se retire de l'OTAN et observe une position de neutralité en cas de conflit mondial. L'Italie était alors la frontière géographique au delà de laquelle commençait l'Europe de l'Est. Des indiscrétions avaient alors évoqué un attentat contre Mattei, perpétré par des «forces» contrôlées par la CIA. Ces services secrets se seraient servis de la mafia américaine à travers sa «filiale» sicilienne. Les enquêteurs ont eu des preuves de la présence d'hommes de la mafia à l'aéroport de Catane. Mais un lien direct avec la CIA n'a jamais été établi avec certitude.
- Que pensez-vous du scandale récent qui a éclaboussé l'ENI et Saipem ?
J'ai constaté que l'ENI a fait porter le chapeau aux dirigeants de Saipem en décapitant cette société. Mais ce qui est surprenant, c'est que les investigateurs italiens ne doivent pas ignorer que si, d'une part, l'ENI a adhéré à la convention onusienne pour la lutte contre la corruption, un règlement interne du groupe autorise, par ailleurs, le paiement de commissions lors de signature de gros contrats. Surtout lorsque le partenaire est un pays arabe. Bien sûr, il y a un plafond à ne pas dépasser : 5% de l'ensemble du coût de la transaction. Cette pratique est courante, notamment avec les pays du Golfe. Il est impensable de décrocher un marché sans verser un bakchich consistant au cheikh, aux fonctionnaires ou au ministre qui servent d'intermédiaires. Toutefois, si par la suite, cet argent retourne en Italie pour profiter au dirigeant de l'ENI qui a conclu l'accord, cela devient plus délictuel.
- Qu'aurait pensé Mattei de tout cela ?
Mattei avait une approche très politique envers ses partenaires du Sud. Il aurait pensé à financer la construction d'une raffinerie, d'une route, d'un hôtel, plutôt que de donner de l'argent liquide. Il était pour la coopération économique, pour faire profiter tout le pays, les ex-colonies européennes et non pas un groupe d'individus. On finançait également des journaux locaux, on l'a fait en Tunisie, on payait un grand nombre d'abonnements, par exemple. Ce n'était en définitive pas des sommes énormes. Pour l'Algérie, on prenait en charge la formation de jeunes techniciens à l'école technique pétrolière de San Donato (Milan). Ces formules utilisées à l'époque empêchaient des dérives, qu'on a vu ensuite avec Tangentopoli, le grand déballage de scandales de corruption durant la saison de Mani Pulite.
- Donc rien n'a changé à l'ENI depuis Mani Pulite…
La corruption y est certainement moins diffuse. L'ENI est critiquée surtout pour la nature de ses affaires avec la Russie, résultat de la pression exercée par les gouvernements successifs de Silvio Berlusconi. L'ancien président du Conseil italien poussait l'ENI à multiplier les projets d'exploitation d'hydrocarbures en Russie, fruit de l'amitié intéressée entre lui et Poutine. C'est cela, l'aspect le plus contestable au sein de l'ENI. Au départ, un accord avait été conclu pour la fourniture de gaz russe à l'Italie à un prix fixe. Et bien que le prix du gaz ait chuté par la suite, l'Italie est obligée d'acheter ce gaz malgré les tarifs élevés. Pour amortir les pertes, l'ENI tente de diversifier ses projets dans cette partie du monde.