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L'inflation constitutionnelle est caractéristique des tensions internes au pouvoir politique algérien
Fatiha Kirane Benabbou. Constitutionnaliste
Publié dans El Watan le 19 - 04 - 2013

-Pourquoi, depuis 1962, l'Algérie est-elle dans un régime présidentiel ? Pensez-vous qu'il y a prééminence d'un pouvoir ?
Au préalable, il faudrait, peut-être, apporter quelques précisions d'ordre théorique : si la classification des régimes politiques prend pour critère le principe de séparation des pouvoirs, il est donc possible de partir de la Constitution pour entreprendre cette classification. La plus usuelle est une classification dualiste qui distingue les Constitutions selon qu'elles visent à réaliser un équilibre des pouvoirs (l'exemple type est le régime présidentiel ou parlementaire), ou à vouloir accorder une prééminence à tel ou tel pouvoir (cela peut être une assemblée législative ou un pouvoir exécutif).
Dans le cas où la prééminence est accordée au président de la République, on parle de régime présidentialiste. Mais, ce sur quoi il faut insister, c'est qu'il s'agit d'un régime constitutionnel qui existe dans un nombre important d'Etats en voie de développement. A partir de là, il est possible d'apporter quelques réponses : d'abord, il n'y a pas de régime présidentiel en Algérie. A ce propos, la doctrine constitutionnelle est unanime à ériger l'exemple américain en type exclusif, laissant entendre par-là que nulle part ailleurs la greffe n'a réussi à prendre. A cet égard, le régime présidentiel reste un modèle caractéristique des USA. Or, ce qu'il faut souligner, c'est que ce régime se caractérise par un équilibre entre le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.
La vertu, donc, de ce régime est de réaliser un ingénieux équilibre entre ces trois pouvoirs et il est appliqué dans un esprit de compromis qui appelle, plutôt, à la concertation entre les pouvoirs. C'est pour cela, d'ailleurs, que la doctrine moderne préfère utiliser l'expression « équilibre des pouvoirs », en ce sens, où des moyens d'actions réciproques existent pour chaque pouvoir, et sont, d'ailleurs, parfaitement exprimés par la formule «checks and balances».
Chaque partenaire peut freiner l'autre («check») et lui faire équilibre (balances). Par ailleurs, depuis l'indépendance, toutes les Constitutions algériennes, en dessinant l'articulation entre les différents pouvoirs, ont accordé au président de la République une suprématie sur tous les autres organes constitutionnels. En d'autres termes, ce dernier dispose de moyens d'action constitutionnels sur d'autres organes (par exemple, le droit de dissoudre l'APN), alors que la réciproque n'existe pas. Donc, cela relève d'une logique profonde et inhérente au système institutionnel algérien qui a toujours prévalu.
-Pourquoi le retour de la fonction de chef de gouvernement, supprimée lors de la révision de 2008, vous paraît importante, alors que la fonction a créé une série de crises politiques ?
Depuis 2008, il est clair que la détermination de la politique de la nation relève du ressort exclusif du chef de l'Etat. Le problème peut se poser en cas de crise politique grave, où le président de la République (n'ayant pas d'intermédiaire en mesure d'absorber l'impopularité d'une politique) risque de se retrouver dans un face-à-face mortel avec la rue (ce qui s'est passée en Tunisie et en Egypte). Le constitutionnalisme moderne institue une corrélation entre le pouvoir et la responsabilité, et oblige tout pouvoir constitué, et donc limité par le droit, à rendre compte du pouvoir qui lui a été conféré.
Quant à la deuxième partie de votre question concernant un éventuel partage du pouvoir exécutif entre deux têtes. Quant aux crises politiques qui ont émaillé les relations entre le Président et son chef de gouvernement, elles relèvent des équivoques contenues dans les deux textes constitutionnels, celui de 1989, et celui de 1996. Il faut noter qu'immédiatement après la mort brutale du président Boumediène, la véritable forteresse que constituait le pouvoir présidentiel allait être lourdement ébranlée. Effectivement, la loi constitutionnelle du 7 juillet 1979 portait les stigmates des enjeux politiques sous-jacents : en filigrane apparaissaient, déjà, des velléités de démembrement de la citadelle présidentielle avec l'obligation faite au Président de désigner un Premier ministre.
A cette époque, il était clairement établi, expressis verbis, que ce dernier disposait de simples pouvoirs délégués. Il ne pouvait avoir aucune prétention. Mais la crise qui minait le centre névralgique du pouvoir, et ce, depuis le décès du président Boumediène, perdurait. Dès lors, la Constitution de 1989 sera appelée comme thérapeutique. Mais, elle portait, en son sein, par ses contradictions et ses ambiguïtés, les germes des convulsions qui secoueront l'Algérie par la suite.
La Constitution de 1996, en reconduisant les logiques contradictoires propres à sa devancière, va reproduire, indéfiniment les éléments de la crise. On ne peut taire que l'un des éléments déclencheurs reste l'inscription dans le texte de l'existence d'un programme politique propre au chef du gouvernement. Cela a, sans aucun doute, entretenu moult équivoques quant à l'existence d'une véritable fonction gouvernementale. A qui incombe la fonction gouvernementale ? A qui revient la paternité du programme gouvernemental ? Ce qui explique, bien évidemment, les clarifications apportées par la révision de 2008.
-Le Premier ministre, chef de la majorité, sera responsable devant le Parlement et non plus uniquement devant le président de la République. Faut-il pour autant basculer vers un régime parlementaire ?
Un Premier ministre, chef d'une majorité parlementaire, en même temps responsable avec toute son équipe devant le Parlement, vous êtes, déjà, dans une logique parlementaire ; sans pour autant être dans un régime parlementaire. Le régime semi-présidentiel s'inscrit dans cette logique. Il est indéniable qu'il n'y a pas un seul régime parlementaire en théorie. L'histoire a connu plusieurs régimes parlementaires : moniste, dualiste (en l'occurrence, le régime orléaniste). Renforcer le rôle du Parlement, surtout sa fonction de contrôle, pour qu'à tout pouvoir véritable corresponde une responsabilité politique, sans pour autant basculer dans un régime parlementaire, c'est possible.
Avoir en perspective plus de rééquilibrage dans les pouvoirs, tout en restant en adéquation avec les réalités politiques et sociales, relève d'une démarche pluridisciplinaire et non de la responsabilité du seul juriste. Cependant, sans sombrer dans les travers du relativisme culturel ou du développementalisme, il n'en est pas moins vrai que chaque société, en fonction de ses propres ressources politiques, invente ses propres institutions pour résoudre ses contradictions. Aux bâtisseurs de l'Etat, alors, de trouver les formes institutionnelles qui correspondent le mieux aux ressorts et aux aspirations de la société algérienne.
-Pourquoi vous paraît-il important de mettre en place un pouvoir judiciaire indépendant, alors que ce principe est contesté par certains ?
Pendant longtemps, la tradition juridique européenne, en l'occurrence française, a été défavorable à un véritable pouvoir judiciaire en raison de la crainte d'un «gouvernement des juges». A l'heure actuelle, mettre en place un pouvoir judiciaire indépendant, reste un des réquisits de l'Etat de droit. En cas d'atteinte à l'un des droits ou libertés fondamentaux garantis par la Constitution, par l'un ou l'autre des pouvoirs (législatif ou exécutif), comment rétablir, dès lors, une personne (qu'elle soit individu ou personne morale) dans son droit ? Seul un juge sans pression quelconque (du monde de la politique ou des affaires) est en mesure de réintroduire la confiance entre gouvernants et gouvernés. D'où le rôle «pivotal» que joue le juge : garantir les droits et libertés de l'homme, finalité de l'Etat de droit.
-On parle beaucoup de l'introduction de la fonction de vice-président. Que peut modifier cette fonction dans les équilibres des pouvoirs ?
L'institution de la vice-présidence est encore une des caractéristiques du régime présidentiel, qui est, rappelons-le, un pouvoir exécutif monocéphale (c'est-à-dire à une seule tête). Son objectif principal est d'établir la continuité de la fonction présidentielle en cas d'empêchement du président de la République. Si ce dernier décède, une des principales institutions se retrouve brutalement vacante, car ni le Congrès, ni la Cour suprême n'ont le droit d'assurer l'intérim, au nom du principe d'indépendance organique réciproque.
En revanche, chez nous, l'article 88 de la Constitution de 1996 prend en charge l'intérim. Mais en raison des particularités propres du régime politique algérien, l'intérim s'est révélé le talon d'Achille de la légitimité constitutionnelle en Algérie. N'a-t-on pas vu, en 1979, après le décès du président Boumediène, un conseil de la révolution, resurgir de sa léthargie pour assurer, grâce à la légitimité historico-révolutionnaire, la continuité constitutionnelle ? De même, en janvier 1992, et dans un cafouillage juridique inédit, n'a-t-on pas créé une institution en marge de la Constitution, le Haut-Comité d'Etat, pour assurer le relais (après la démission du président Bendjedid) ? Enfin, en 1997, par-delà le texte constitutionnel, le président L. Zeroual sera contraint d'assurer, lui-même, son propre intérim. Par conséquent, les problèmes de succession aiguisent les convoitises, avec bien sûr le risque de déstabilisations. Donc, le principe est d'assurer, avant tout, une succession apaisée pour le pays, sans aucune autre considération.
-Faut-il supprimer le Conseil de la nation, qui n'a pas de prérogatives ou faut-il redéfinir son rôle ?
Je ne peux parler d'un Conseil de la nation sans prérogatives, lorsque de par la Constitution, il dispose de la faculté d'empêcher la formation de la loi. Le pouvoir d'élaborer la loi est défini par Montesquieu par un couple faculté de statuer- faculté d'empêcher. Dans le cadre de la limitation des pouvoirs, s'effectue une redistribution du pouvoir législatif entre plusieurs organes : si l'un dispose d'une faculté de statuer, c'est-à-dire l'élaboration de la loi, il est possible à un autre organe d'empêcher la formation d'une loi s'il estime qu'elle est arbitraire ou démagogique. Ce qui signifie simplement qu'elle sera enterrée. N'est-ce pas déjà un verrou, ou garde-fou constitutionnel ? Quant à redéfinir son rôle, tout dépendra de la volonté politique d'introduire plus d'équilibre entre les pouvoirs. En théorie, il est possible de trouver des bicaméralismes égalitaires ou inégalitaires.
-L'Algérie révise sa Constitution pour la cinquième fois. Qu'est-ce que cela informe sur la nature du pouvoir algérien ?
Il est évident que l'inflation constitutionnelle chez nous est caractéristique, d'une part, de l'incertitude qui accompagne les crises politiques fréquentes, et d'autre part, des tensions internes au pouvoir politique algérien. Rappelons quelques raisons historiques qui ont présidé à la formation de l'Etat algérien, qui s'est formé en négation de l'Etat colonial, d'où l'inexistence d'une classe politique homogène en mesure de présenter son projet politique comme celui de la société entière. Ce qui explique l'instabilité des clans existants. Alors, ces « accès de fièvre » constitutionnelle sont un signe révélateur de la difficulté à poser des normes capables de régir durablement le fonctionnement de l'Etat.


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