Brahim Tazaghart est un militant de la cause berbère qui n'a pas dit son dernier mot. Ancien animateur du Mouvement culturel berbère (MCB) dont il a présidé la majorité des réunions des commissions nationales. Infatigable, il continue d'occuper le terrain de la revendication identitaire, il est aujourd'hui éditeur et auteur de sept ouvrages en langue amazighe, dont une traduction de l'arabe vers le kabyle du livre de Maram El Masri, Cerise sur carrelage blanc. Sa dernière production est un essai en langue française, l'Algérie, entre crainte et espoir. Optimiste, la reconnaissance officielle de tamazight est pour lui une question de temps et sa célébration doit, suggère-t-il, se faire «avec le rapatriement des cendres de Jugurtha, mort en prison à Tullianum». -50 ans après l'indépendance et 33 ans après le Printemps berbère, quel bilan pouvez-vous faire sur la revendication identitaire dans notre pays ? A l'indépendance, la volonté du pouvoir était de fabriquer un Algérien nouveau, sans lien avec son héritage culturel, que les théoriciens du régime considéraient comme obsolète et responsable des déboires de notre peuple. L'obsession de l'unité s'est exprimée, dans les faits, par l'imposition de l'arabe comme unique langue de la nation et la négation des langues populaires combattues et méprisées. Devant les écoliers chaouis qui s'exprimaient en tamazight, les enseignants dépêchés pour les arabiser dans les années 1960 et 1970 leur hurlaient au visage : «C'est la langue des ânes ! Arrêtez de vous exprimer avec.» Comme résultat, le pouvoir a façonné un peuple déraciné, sans personnalité propre. Un peuple piégé dans une grave crise identitaire. Et face au pouvoir qui s'entêtait à falsifier l'histoire de notre pays, le mouvement amazigh a résisté à l'arbitraire et aux privations et a essayé de sauver l'âme identitaire de notre peuple, en revendiquant la reconnaissance de tamazight comme langue nationale et officielle. Avec des mains nues et un cœur plein de courage, le mouvement a arraché des acquis inestimables. En 1990, un institut de langue et de culture amazighes a été créé à l'université de Tizi Ouzou, suite à l'historique rassemblement du 25 janvier devant le siège de l'APN. En 1995, après le boycott de la rentrée scolaire, tamazight a fait son entrée à l'école et une institution, le HCA, chargée de sa promotion, a fait son apparition. En 2002, grâce aux sacrifices des martyrs du printemps citoyen, tamazight a été consacré langue nationale. D'autres acquis ont vu le jour, comme la création d'une chaîne de télévision, par exemple. Deux remarques sont à faire : la première est que tous les acquis sont le résultat de luttes implacables ; la deuxième est que le pouvoir donne d'une main une chose qu'il tente souvent de retirer de l'autre. -Cependant, tamazight a régressé à l'école depuis son intégration dans le système éducatif, en 1995. Aujourd'hui, élèves et parents sont désintéressés. Comment expliquez-vous ce recul ? Voilà une bonne illustration de ce que j'ai dit plus haut. De 1995 à ce jour, l'enseignement du tamazight demeure expérimental. 18 ans d'expérimentation, c'est phénoménal ! Une aberration en somme. En effet, ce caractère expérimental fait que l'enseignement est facultatif, donc il n'est point généralisé. Les élèves peuvent être dispensés de sport s'ils sont malades, avec la présentation d'un certificat médical, pour tamazight, par une simple demande paternel ! C'est ahurissant ! Et sur les 48 wilayas que compte notre pays, seules 10 enregistrent un effort d'enseignement de tamazight. Même là, la situation est critique. Quand nous savons que dans toute la wilaya de Bordj Bou Arréridj, seul un enseignant encadre 35 élèves, le nombre des wilayas doit être revu à la baisse. C'est dire qu'il y a un déficit criant de volonté politique chez le pouvoir en place. Il est plus dans la ruse que dans la culture de l'Etat ; il méprise la langue de son peuple, car elle est le miroir qui le torture et qu'il désire briser pour se libérer de ses remords de conscience. A cet effet, il planifie l'échec au lieu de mettre en place les conditions de la réussite. Trois heures d'enseignement de tamazight par semaine, c'est terriblement insuffisant pour une langue qui a souffert des siècles durant, d'autant plus que ni l'histoire, ni l'éducation civique, ni une autre matière n'est enseignée dans cette langue. Comment voulez-vous, dans ces conditions, que les parents d'élèves soient encouragés à voir leurs enfants suivre l'enseignement de tamazight, eux qui subissent un matraquage quant à l'inutilité d'apprendre et de faire apprendre leur langue maternelle ? Mais contrairement aux adultes, formatés et conditionnés par le système, les élèves ont une relation plus intéressante avec leur langue. Pour eux, c'est une langue comme toutes les autres, ils l'aiment, ils sont impatients de se retrouver en classe pour l'étudier. Les témoignages des enseignants sont frappants à ce sujet. -Est-ce que le confinement des anniversaires du Printemps berbère dans les célébrations folkloriques ne plombe pas cette quête identitaire ? Chaque 20 avril doit être un moment de nouveau départ. Aujourd'hui, nous sommes appelés à faire un état des lieux de la situation de tamazight. Tamazight dans les textes juridiques et la pratique institutionnelle, à l'université et dans les instituts spécialisés comme ceux de l'information ou de la traduction, dans l'éducation nationale et la formation, l'audiovisuel, l'édition… Il faut lancer, à ce sujet, des forums et traiter chaque axe afin d'aboutir à des bilans et des perspectives. Seule cette voie est viable car elle permettra, à terme, de dégager un projet complet de promotion de tamazight qui mettra fin à l'improvisation et au bricolage. C'est de cette manière seulement que nous sortirons de la folklorisation qui étouffe notre mouvement et qui place la société dans l'inaction et l'attentisme. La folklorisation du printemps berbère, c'est la mise à mort de la quête d'une identité amazighe libre et dynamique au profit d'une identité passéiste, dépassée, même si elle est sécurisante pour les petites âmes et pour un petit temps. -Vous évoquez l'édition. Ancien militant du mouvement berbère, vous êtes passé à la plume et avez investi le monde de l'édition et de l'écriture. Est-ce là une continuité du militantisme politique ? Au moment des polémiques inutiles et des déchirements qui ont abouti à l'essoufflement du mouvement amazigh, j'ai préféré reprendre ma plume et faire dans la production. J'ai tenté de donner un prolongement profitable à mon combat. Comme vous le savez, la revendication amazighe est avant tout culturelle. Et sans culture, la démocratie à laquelle nous aspirons restera une demande vide et sans âme. J'ai travaillé pour être utile au lieu de me perdre dans un activisme sans perspective. En pensant avec ma plume, j'ai essayé d'identifier les lacunes de notre mouvement qui n'a pas pu transiter du «pourquoi réhabiliter tamazight» à «comment le développer et avec quels moyens». L'échec de cette transition a eu des résultats très négatifs sur la mobilisation populaire. Pour y remédier, le mouvement amazigh doit réactualiser ses principes, se mettre à niveau et se mettre au diapason du moment historique que vivent notre pays et notre région nord-africaine. Il est temps qu'il jette tout son poids dans la bataille politique pour arracher le statut de langue officielle pour tamazight, seule à même de la sécuriser et de permettre son épanouissement. -Optimiste ou pessimiste ? Rien ni personne ne pourra retarder indéfiniment l'officialisation de tamazight. Cette reconnaissance officielle, indispensable pour l'intégration nationale et maghrébine, nous devons la célébrer avec le rapatriement des cendres de Jugurtha, mort dans sa prison à Tullianum, et son enterrement dans la terre qui l'a vu naître et pour laquelle il a combattu.